chapitre 10
« Je devrais porter une banderole de sécurité, tellement je suis barrée. »
April
Le soir du jour où June a séché, j'ai super mal dormi. Je ne savais même plus si je voyais l'avenir d'une bande d'inconnus ou si je rêvais, simplement. La lumière rouge se rallumait tout le temps, clignotant doucement dans un coin de mon cerveau. J'ai prié pour que ce ne soit pas une tumeur. Je me voyais mal aller chez le médecin et lui expliquer le problème sans atterrir à l'asile. « Bonjour, docteur, oui, ces derniers temps, je vois l'avenir et, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai le pressentiment d'une catastrophe imminente. Et ce n'est pas parce que j'ai seize ans et que je flippe sur les exams. À votre avis, ça peut s'arranger avec de l'aspirine ? »
J'ai comme un doute, sur ce coup-là.
Je me demandais quelquefois si June éprouvait la même chose que moi, couchée dans son lit, à écouter les milliers de voix qui bourdonnaient autour d'elle. Des fois, j'aurais voulu être la télépathe pour savoir ce que mes sœurs et les autres pouvaient avoir dans le crâne à longueur de journée, sans avoir à le deviner.
Disons que j'enviais son pouvoir.
Encore plus énervant, à force d'être obnubilée par mes sœurs, je n'avais pas commencé ma dissert sur Le Mythe de la Caverne, le truc de Platon. Je l'avais lu la veille, mais j'avais tout oublié hormis le fait qu'il y avait des ombres et des gens enchaînés les uns aux autres.
Le problème, c'est que je suis censée être la bonne élève de la famille. Et c'est vrai que j'aime bien les cours et tout, mais j'aimerais bien pouvoir me planter de temps en temps. J'aimerais pouvoir me mettre à geindre : « Mais pourquoi on lit ce truc-là ? Pourquoi faut-il que Platon utilise tout le temps des métaphores ? Pourquoi personne ne peut m'expliquer une fois pour toutes ce qu'elles signifient ? »
D'accord, peut-être que je laisse mes problèmes personnels interférer, mais quand même ; June a du bol, quelquefois. Personne ne s'attend à ce qu'elle ait des super notes, et elle n'a qu'à lire dans les pensées pour devenir géniale. Ça me tue.
(Bon, OK, je savais déjà que j'aurais 18 à la dissert que je n'avais pas encore écrite, mais là n'était pas la question.)
Ma mère buvait son thé à la fenêtre de la cuisine quand je suis descendue sur la pointe des pieds, tôt ce matin-là. Depuis le départ de mon père, elle a pris l'habitude de se lever bien avant nous – elle dit que c'est son « moment à elle ». J'imagine qu'elle a voulu organiser son temps. Parce que, seule avec son boulot et trois filles à la maison, les journées doivent être lourdes.
Quand je l'ai vue, j'ai fait ce que je faisais tous les matins depuis que j'ai des visions : j'ai passé sa journée au crible en redoutant une catastrophe. J'ai cherché des ruptures d'anévrisme, des crises cardiaques, des objets pointus, des salariés virés qui revenaient au bureau avec une arme pour se venger. J'ai cherché tout ce qui me passait par la tête, et une fois de plus, je n'ai rien trouvé.
Je le fais avec mes sœurs aussi. Je sais que je ne peux pas voir tout ce qui se passe, mais bon sang, j'essaye. La seule chose que j'ignore, c'est ce qui arrivera quand je verrai un truc horrible. J'essaie de ne pas y penser.
Mais la journée de ma mère était une journée comme les autres. Le travail, les courses, les factures. Elle m'a souri quand je suis entrée, et je lui ai souri en retour, soulagée.
– Salut, m'a-t-elle dit. Tu te lèves tôt. Tu veux une infusion ?
– Il y a de la théine dedans ?
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