chapitre 16
« C'est pas un film ! On est dans la vraie vie ! »
April
Sans vouloir paraître cynique, il y a au moins un avantage à avoir des parents divorcés. Quand un garçon passe vous prendre pour un rancard, il n'en a qu'un seul à affronter. Je n'y avais pas pensé avant, principalement parce qu'il n'y avait pas une chance sur un milliard pour qu'un garçon ait besoin de rencontrer mes parents pour une raison de ce genre ; mais maintenant que l'occasion s'est présentée, j'admets que c'est un plus.
Enfin, ce n'était pas un rancard. C'était une enquête. Objectif : sauver June et je ne sais quels autres débiles qui se trouvaient à cette fête.
Je reconnais que ma mère s'en est tirée avec les honneurs. Mes sœurs venaient de partir quand Julian est arrivé. Elle lui a serré la main, sans dire ou faire quoi que ce soit d'embarrassant, du style : « J'ai une arme et je sais m'en servir, mon pote » ou autre formule que les parents surprotecteurs balancent aux soupirants de leurs filles. (Ça ne risque pas, en plus. On n'a même pas le droit de se viser avec des élastiques, à la maison.)
Julian a été parfait, lui aussi. Il avait même renoncé à sa casquette d'anarchiste et ses cheveux bruns étaient en bataille, c'était trop mignon ! Il a serré la main de ma mère, s'est présenté et l'a appelée « M'dame », ce qui m'a fait hurler de rire intérieurement. Mais bon, je savais déjà que cette petite rencontre se passerait bien. L'ennui, c'est que mon cerveau ne voyait pas tout, et je ne savais jamais ce qui manquait comme éléments dans mes visions, ce qui faisait paraître les trous encore plus gros.
– Alors, vous allez au cinéma ? lui a demandé ma mère. C'est sympa. April ne va jamais au cinéma.
Et voilà. Ce commentaire-là, je ne l'avais pas vu venir. Du coup, Julian allait croire que j'étais une espèce d'hybride entre une tortue et un ermite.
Dans le dos de Julian, j'ai lancé à ma mère le regard qui tue en me tortillant pour mettre mon manteau.
– Amusez-vous bien. April, retour à minuit au plus tard ?
– OK.
– Tu as ton portable ?
Je l'ai agité devant ses yeux et Julian, très chevalier servant, a tenu mon manteau pour que j'enfile l'autre manche. Je me suis un peu empêtrée, et ça a vite tourné à la scène à la Charlie Chaplin. Mais c'était gentil de sa part.
Ma mère souriait tellement que j'ai cru qu'elle allait se décrocher la mâchoire.
– Salut, ai-je dit tandis que Julian allait ouvrir la porte.
Je l'ai embrassée en lui glissant discrètement à l'oreille :
– « April ne va jamais au cinéma » ?! Je te remercie !!
– Oh, relax, m'a-t-elle murmuré. Il y a un garçon qui te tient la porte. File.
Elle a agité la main en nous regardant partir et j'ai vu la soirée qui l'attendait. Elle allait manger des biscottes et du fromage, debout dans la cuisine parce qu'il n'y avait personne pour s'asseoir à table avec elle. Puis elle regarderait MTV, parce que ça lui faisait penser à nous, ses filles, qui étions en train de grandir et de s'éloigner. Elle irait se coucher à dix heures, en dormant à gauche dans le lit, comme elle l'avait toujours fait.