chapitre 2

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« J'ai passé toute ma vie à me préparer à ça. »

May

Quand elle raconte comment tout a commencé, April en fait toujours un roman :

– Oooh, j'ai vu du rouge et j'ai su que c'était un signe, et les cieux se sont ouverts et le brouillard s'est engouffré...

Etc, etc.

En fait, la journée a été assez banale.

Jusqu'à ce que je m'en mêle, en tout cas.

Une fois arrivées au lycée, on a repris notre routine quotidienne, qui se résume principalement à s'ignorer pendant six heures et trente-sept minutes. Bon, s'il y a un anniversaire, un truc comme ça, on va peut-être hausser un sourcil en se croisant dans un couloir. Mais sinon, on ne se connaît pas.

Ce qui ne change pas tellement après les cours, non plus.

C'est comme ça, j'imagine, quand on est au milieu. Quand on était petites, ma mère se servait de la métaphore de la mortadelle pour m'expliquer pourquoi c'était aussi chouette d'être entre les deux.

– Toi, tu es la tranche de mortadelle dans le sandwich ! me disait-elle.

Et je devais lui rappeler que c'était June qui aimait la mortadelle, pas moi, ce qui fichait une claque à sa métaphore.

Je n'essaie pas de la jouer « Ouin, personne s'intéresse à moi ! ». Au fond, je crois que je les aime, mes sœurs. C'est comme une sorte d'obligation biologique. Je voudrais seulement qu'elles soient un peu moins... elles. Surtout au lycée, avec June qui joue le papillon sortant de son cocon et April qui s'embarque pour une vie de rat de bibliothèque et de petit génie bardé de doctorats. Du coup, moi, je ne fais pas trop le poids.

Et maintenant que mes parents sont divorcés, je me sens plus minable que jamais. Ça n'est pas que mon amour-propre en soit trop affecté, mais avant, le fait que mes parents étaient toujours ensemble me distinguait des autres. Alors que maintenant, on est comme tout le monde. Circulez, y a rien à voir.

Je suppose que dans un sens, j'ai passé toute ma vie à me préparer à ça.

Ce serait presque marrant, si ça n'était pas arrivé pour de vrai.

Ce lundi matin, celui où tout a commencé, April nous a conduites au lycée dans la Reloumobile. En première heure, en géométrie, j'ai dessiné une famille de bonshommes de neige au compas. Ensuite, en cours de gym, j'ai sorti la bonne vieille excuse des règles pour rester sur la pelouse et grimacer de douleur, pendant que les autres dégoulinaient en faisant le tour du stade. Franchement, obliger les gens à se mettre en short, ça devrait être considéré comme un crime contre l'Humanité. (Je l'ai dit à April, une fois ; elle a levé les yeux au ciel en couinant : « May, il y a des gens qui ont subi de vrais crimes contre l'Humanité. Il n'y a pas de quoi plaisanter. » Elle a autant d'humour qu'un pou. Un pou sans humour.)

En troisième heure, j'avais histoire. Je déteste. Je connais cette vieille formule comme quoi ceux qui ne connaissent pas l'histoire se condamnent à la répéter, mais soyons sérieux, on l'apprend depuis des siècles et il y a toujours autant de famines, de guerres, de dictateurs et de maladies, non ? L'histoire se répétera, que je passe ou pas cinquante-six minutes par jour à l'apprendre.

J'éprouve une haine toute particulière pour l'histoire européenne. Je n'ai rien contre l'Europe ; d'ailleurs, un jour, j'habiterai à Paris avec vue sur la tour Eiffel et je vivrai avec un artiste. Comme quoi je suis cent pour cent pour les Européens. Mais leur histoire est totalement ridicule. Ça les aurait tués d'appeler leurs rois autrement que James, Edouard ou Louis ? Pourquoi pas Hector ? Ou Archibald ? Quand on arrive à James V ou je ne sais combien, il est temps de diversifier !

april may & juneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant