Trente-neuf

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- Oh, Anna, tu t'es coupée les cheveux ?

Je relève la tête du livre que j'étais en train de lire – Le Horla, que la prof de français de l'internat m'avait donné- et découvre Sawyer, sur le seuil de la chambre. Je choisis l'ironie :

- Non, ils sont tombés pendant la nuit.

Le garçon esquisse un sourire, et s'assoit par terre, juste à côté de moi. Sa vue a beau m'écœurer, je ne peux pas m'empêcher d'apprécier cette proximité. Il sent toujours autant l'océan et le soleil, et je souris malgré moi.

- Je... tenais à m'excuser en fait.

Surprise, je le dévisage, les yeux écarquillés. Il se tord les mains, nerveux, passe les doigts dans ses mèches blondes, fuit mon regard insistant.

- J'ai fait que de la merde.

Je n'ose rien dire, je reste aussi immobile qu'une statue, m'autorisant à peine à respirer.

- Je veux dire... vous avoir menti, c'était vraiment horrible de ma part, c'était même monstrueux. Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais, j'étais complètement aveuglé par...

Sa phrase reste en suspens dans l'air chargé de tension.

- Par quoi ?

- Ils m'ont complètement embobiné, ils m'ont fait des promesses jamais tenues...

Le regard clair de Sawyer est chargé de nuages, il serre tellement les poings que ses jointures en sont blanches.

- Ils m'ont dit que je reverrais ma mère, qu'ils... qu'ils la sortiraient de prison...

Une douleur violente me transperce le ventre, me retourne le cœur, je ressens soudain toute sa souffrance, elle m'étreint brutalement, m'emprisonne de ses longs doigts glacés. Instinctivement, je saisis la main de Sawyer, pour réchauffer sa paume contre la mienne.

- Ils... ils n'en ont rien fait. Et puis... te voilà, toi et ta candeur, ta naïveté. On t'a mené la vie dure, et pourtant t'as pas baissé les bras, tu vois toujours la vie du bon côté et même quand ça ne va pas, tu avances. Et... Et j'ai vu tes yeux se remplir de larmes quand je vous ai tout raconté, j'ai vu à quel point tu étais blessée, tu me regardais presque avec dégoût... Alors, j'ai compris. J'ai compris que j'avais eu tort.

Je l'entends renifler, il pleure ? Je serre ses doigts plus fort. En un instant, je l'ai pardonné pour tout.

- Si je veux revoir ma mère, faut... que je me batte.

- On la retrouvera ta mère, dis-je en essayant de sourire, luttant contre les larmes. On la retrouvera, tu pourras la prendre dans tes bras, l'embrasser, lui parler...

- Encore ta naïveté...

Est-ce un reproche ?

Non, parce qu'il se tourne vers moi, avec un doux sourire. Son visage s'est éclairci, même s'il a les yeux un peu rouges.

- Comment fais-tu pour être aussi positive ?

- Je ne suis pas positive.

- Si.

- Non.

- Si.

- Non !

Il rit, et son rire est contagieux, alors je ris à mon tour. Il sourit, de toutes ses dents, et de jolies fossettes creusent le bombé de ses joues, ses yeux se plissent légèrement.

- T'es belle Anna. T'es belle, parce que tu es toi-même, tout simplement. T'es belle quand tu souris, quand tu ris, quand tu parles. Tu le sais ça ? Non, tu ne te trouves pas belle, je le sais.

- Je suis maigre, je souffle. Non je suis squelettique. J'ai l'air morte.

- Non.

Il me serre dans ses bras, je me blottis tout contre lui, l'étreins en retour, de toutes mes forces.

- T'es belle.

Je le fixe, plonge mes yeux dans les siens. L'instant dure des années, un milliard de minuscules secondes.

Il avance doucement son visage vers le mien, ses lèvres effleurent délicatement les miennes. Mon cœur tambourine ma poitrine comme s'il voulait s'envoler, se retourne dans tous les sens. Je me rapproche de lui et dépose ma bouche contre la sienne. Ses lèvres caressent les miennes avec douceur, elles ont un goût de sel marin et de menthe. Mille émotions bourdonnent dans ma tête, dans mon ventre, dans chaque cellule de mon être, partout.

Au bout de quelques secondes, nous nous détachons l'un de l'autre, mon cœur bat follement dans ma cage thoracique et mon cerveau met quelques secondes à comprendre ce qui vient d'arriver.

Les joues brûlantes, j'ose à peine le regarder, et pourtant je le dévisage. Il sourit.

- P-Pourquoi ?...

Il ne répond pas, se contente de me regarder, ses yeux verts explorent mon visage rouge pivoine. Nos doigts sont toujours entrelacés, je frémis.

Ce léger baiser m'a retournée et je suis incapable d'articuler le moindre mot. Sawyer me sauve de mon embarras :

- Allie aussi m'a pardonné, elle m'avait manqué.

Il sourit, rêveur et murmure :

- Tu penses que Tim serait d'accord pour que je parte avec vous ? Je sais qu'on veut vous utiliser ici.

En quelques mots, il me ramène brusquement à la dure réalité qui est la nôtre, et je lui en veux d'avoir brisé l'instant.

- On ne sait même pas où on va, dis-je d'un ton amer.

- Je peux vous aider, je connais bien Paris.

- Et où veux-tu habiter ? On n'a pas de famille, pas d'amis, pas de maisons.

Nous sommes seuls, seuls contre le monde, livrés à nous-mêmes. Une boule se forme dans ma gorge à cette pensée, j'ai presque envie de pleurer.

- On a des pouvoirs, rétorque Sawyer. On peut se débrouiller non ?

Je hausse les épaules, soupire. Le silence tombe, lourd de regrets, d'espoirs brisés, de promesses en l'air et d'amertume.

Soudain, la porte s'ouvre, fracassant cet instant muet. Nous sursautons, nous relevons prestement. Timothée entre et s'étrangle de nous voir tous les deux au milieu de la pièce, tendrement enlacés. Sawyer sourit et passe un bras autour de mes épaules et je frissonne sous les prunelles dures de Timothée. De quoi est-il le plus choqué ? Que j'aie pardonné Sawyer ou que je sois dans ses bras ? Sans doute les deux, et au fond je n'en ai que faire, bien que je sois submergée par la gêne.

- Anna ? crache Timothée, avec dégoût. Tu m'expliques ?

Je choisis calmement mes mots et lui réponds sèchement :

- Sawyer a fait une bêtise, il s'est excusé et il revient parmi nous.

Timothée secoue la tête, et son regard jaloux s'attarde telle une démangeaison ardente sur nos mains entrecroisées, son bras autour du mien. Il brûle d'exaspération, d'une colère, d'une rage à peine contenue.

- Il partira avec nous quand nous quitterons cet endroit.

Le brun sort en claquant la porte brutalement. Les yeux de Sawyer brillent d'incompréhension et de culpabilité. Il ressemble à un petit garçon qui a fait une bêtise et qui va se faire gronder. Je souris, me dresse sur la pointe des pieds et l'embrasse délicatement. Je sens son sourire sous mes lèvres, ça me fait rire. Je me détache de lui et l'entraîne dans une valse muette. Nous pouffons doucement, tournoyant au milieu de la pièce vide.

Pour la première fois depuis des mois, je me sens presque heureuse.


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⏰ Dernière mise à jour : Feb 15, 2016 ⏰

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