10. On n'oublie jamais rien

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Et c'est ainsi que le lendemain après-midi, le père de June, qui avait prit sa journée, poussa le fauteuil de sa fille dans la rue qui menait au lycée, accompagné de Maddy, Drew, Wesley et Keaton. Chris était arrivé dans la chambre de June en même temps que son médecin et, poussée par les trois jeunes gens, elle leur avait fait part de son "envie" de retourner au lycée, et Drew avait ajouté qu'elle "désirait" y aller dès le lendemain. Contrairement à ce qu'avait pensé June, le médecin s'était trouvé très enthousiaste à cette idée. Il disait que cela lui ferait le plus grand bien. Il avait même dit que sa psychologue et lui-même attendaient le moment opportun pour lui proposer d'y aller. Deux infirmiers les accompagnaient également, par mesure de précaution, étant donné que ni Chris ni les adolescents n'étaient très à l'aise avec ce fauteuil roulant. Mais comment auraient-ils pu l'être ? Même June n'était pas à l'aise avec ça. Elle trouvait très dégradant de ne pas pouvoir faire comme bon lui semblait et de dépendre des autres. Wesley, en apprenant qu'ils iraient au lycée, voulu venir. Non pas pour June, mais parce qu'il se souciait des étudiants du lycée où lui-même avait fait ses études. Quand ils arrivèrent devant le portail du lycée, June arrêta de respirer pendant quelques secondes.

- T'es prête ? lui demanda Maddy en lui adressant un sourire encourageant.

- Non, mais maintenant qu'on est là, quelle différence ça fait ?

Son père poussa le fauteuil et ils entrèrent dans la cour. Une vague de peur l'envahit instantanément, comme la fois où elle était entrée dans le lycée pour la première fois, en seconde. Mais cette fois-ci, la peur était différente. Elle craignait de voir la tireuse derrière chaque visage, à chaque coin de mur. Tous les élèves saluèrent June alors qu'elle n'en connaissait pas la moitié. La rumeur de son retour se propagea bien vite et les élèves les encerclèrent, lui adressant des messages de soutien et des sourires confiants. Mais aucun d'eux ne savait ce que c'était que d'être dans un fauteuil roulant. Le médecin de June avait appelé le lycée la veille pour les informer du retour de la jeune fille, si bien que tous les élèves étaient réunis dans la cour alors qu'ils auraient à cette heure là du être en cours, et que l'estrade qui avait servie à l'annonce de la collecte de fonds avait été remontée. Les infirmiers firent monter June sur l'estrade, et Drew, Wesley et Keaton se postèrent sur l'estrade, à côté d'elle. Mal à l'aise, la jeune fille eut du mal à faire face à tous ces visages qui l'observaient avec un mélange de compassion et de pitié.

- Bien, euh... commença-t-elle. Je ne sais pas trop quoi dire.

Elle décida de jouer la carte de l'honnêteté.

- A vrai dire, je ne voulais pas revenir ici. Dans mon esprit c'était trop dur. J'ai vécu beaucoup de très bons moments ici, mais si on ajoute ce qu'il s'est passé, ça fait un mélange pas très agréable. C'est comme si tous mes bons souvenirs se brouillaient alors que la fusillade est très claire dans mon esprit... dans nos esprits. Mais on m'a convaincu que venir ici m'aiderait à surmonter le... le choc.

Elle jeta un coup d’œil à Drew et Keaton.

- Je ne sais pas vraiment si cela va m'aider ou non, et je ne pense pas que de me voir puisse vous aider vous mais, quoi qu'il en soit... je suis là. Je n'ai jamais été très à l'aise pour parler en public, mais j'imagine qu'il faut que je vous dise qu'il faut passer à autre chose, qu'il faut avancer, ne pas rester bloqué dans cette atmosphère glauque... Je vous dis ça parce que c'est ce qu'on attend que je dise, et ces paroles sont sûrement très admirables... mais je suis bien incapable de passer à autre chose. Et je ne pense pas que je pourrais un jour. Parce que ça...

Elle tapota sur les roues de son fauteuil.

- Ça, c'est là pour me rappeler que rien n'est jamais acquis dans la vie, et c'est là pour me rappeler ce qu'il s'est passé. Je pense qu'on vit avec, qu'on évolue d'une manière différente que si rien ne s'était passé, mais qu'on n'oublie pas... On vous donne peut-être l'illusion que dans quelques mois personnes n'y pensera plus, mais on y pensera toute notre vie, jusqu'à notre dernier souffle. Quand on sera sur le point de mourir, c'est l’événement dont on se souviendra avec le plus de clarté. On ne peut pas oublier ça comme on oublie une mauvaise fête d'anniversaire ou une rupture difficile. C'est quelque chose qui nous colle à la peau avec plus d'ardeur que quoi que ce soit d'autre... Alors je ne vais pas essayer de vous convaincre que je vais bien et qu'il faut passer à autre chose parce que... je ne vais pas bien. Ceci dit, ce n'est pas parce que je vais mal que vous devez aller mal avec moi. Il ne faut pas que vous passiez à autre chose, il faut simplement que vous essayiez d'avancer, avec ça.

Elle se tut, et le silence suivit son discours. Tous la fixaient, y compris Drew, Keaton et Wesley, remués par ce qu'elle venait de dire. Puis tout à coup, la clameur explosa. Tous les élèves applaudirent pendant des minutes que June trouva fort longues. Quand enfin le silence revint, un élève que June connaissait de vue prit la parole.

- Je t'admire, dit-il avec une admiration non feinte. Vraiment. D'autant plus que j'imagine qu'il faut beaucoup relativiser pour côtoyer les mecs qui ont provoqué ça, ajouta-t-il en désignant les Emblem3 d'un geste du menton.

Des murmures enflèrent dans la foule, certains approuvant ce propos, d'autres s'offusquant. June fronça les sourcils.

- La seule personne qui a provoqué ça, c'est celle qui a appuyé sur la gâchette. Personne d'autre. Tu en parles comme s'ils avaient organisé ça et qu'ils en étaient heureux.

Un autre garçon, un ami de June, prit à son tour la parole.

- Wesley te déteste, tu ne peux pas prétendre qu'il se soucie de ce qu'il t'arrive, ni de ce qui est arrivé aux autres. Il ne se soucie que de lui-même.

Wesley avança d'un pas sur l'estrade, dans l'intention de répliquer avec hargne, mais June le devança.

- Il est vrai que Wesley et moi ne nous entendons pas. Mais même si je lui reconnaît volontiers de nombreux défauts, il n'est en revanche ni mauvais, ni malveillant. Et il ne souhaiterait la mort de personne, j'en suis persuadée.

Wesley la dévisagea, surprit. Jamais, jamais il n'aurait pensé qu'elle prendrait un jour sa défense, même si il y avait aussi une critique camouflée dans ce qu'elle venait de dire. Plus encore, elle avait prit sa défense face à un de ses amis. Mais cela était vrai, il ne souhaitait cela à personne, pas même à elle. S'il se sentait indifférent face à ce que pouvait vivre la jeune fille, il n'aurait jamais et en aucun cas souhaité qu'une chose pareille lui arrive. Après quelques applaudissements de plus, les infirmiers firent descendre June et lui dirent qu'ils l'attendraient dehors et qu'elle pouvait prendre tout le temps qu'elle désirait. Drew se mit à pousser la fauteuil un peu plus loin dans la cour en parlant avec Chris et il ne sentit pas la jeune fille se raidirent dans son fauteuil. Ils arrivaient à l'endroit où tout s'était passé. Elle serra les mâchoires le plus fort qu'elle le pouvait pour ne pas hurler et ferma les yeux. Elle souhaitait ne jamais être revenue ici, elle souhaitait s'arracher les yeux pour ne plus jamais avoir à revoir cet endroit. Mais la scène se repassa dans sa tête malgré elle, lui glaçant les entrailles. Elle entendit de nouveau les hurlements, elle revécu le moment où elle se cachait sous la table avec ses amis, ainsi que le moment où elle était sortie de sous cette table en voyant ce jeune homme pétrifiée qui sur le moment lui avait paru comme un enfant sans défense. Elle se revoyait défier la tireuse, elle ressentait de nouveau l'angoisse l'envahir en voyant cette arme braquée sur elle. Elle se revit prendre la décision de se sacrifier au profit des deux jeunes hommes qui s'avançaient silencieusement. Elle ressentit de nouveau cette douleur fulgurante et elle porta ses mains à son bas-ventre, là où elle avait reçu les balles. Elle savait que tout était dans sa tête, qu'elle ne pouvait pas avoir mal parce qu'elle ne sentait plus les sensations, mais cela n'enlevait rien à la douleur. Keaton fut le premier à se rendre compte que June allait mal. Il arrêta Drew dans sa trajectoire.

- On sort !

Comme il ne réagissait pas tout de suite, il ajouta d'un ton ferme :

- Maintenant !

Alors tous semblèrent se rendre compte du malaise de June. Drew fit faire un demi-tour au fauteuil, mais il y avait beaucoup trop de monde dans la cour, ils ne naviguaient qu'avec grand mal.

- Drew, porte la, dit soudain Wesley. On sortira jamais sinon.

Drew passa un bras sous les genoux de June et un autre autour de sa taille et la souleva. La jeune fille, les yeux toujours fermés pas la peur, s'accrocha à son cou telle une enfant. Wesley attrapa le fauteuil et ils sortirent alors bien vite de l'enceinte du lycée, bousculant deux ou trois personnes dans leur hâte. Une fois sur le trottoir en face du portail, Wesley posa le fauteuil à terre et Drew rassit June. Les infirmiers prirent alors le relais pour tenter de calmer June, aidés de Chris, Maddy et de deux de leurs amis.

- C'était peut-être trop tôt, dit Drew en observant la scène d'un air inquiet.

- Manifestement, lui répondit Wesley en s'adossant au mur.

She's looking at the ground, I'm looking at the sky || Emblem3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant