L'ange

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La petite route sinueuse traversait les collines environnantes de Castel Grey, une bourgade du centre est des États-Unis. Depuis plusieurs années, six jours sur sept, Claire empruntait ce chemin, matin et soir, pour se rendre au Memorial Hospital. Elle n'était pas médecin, ni infirmière... juste la petite assistante qui traitait la paperasse et gérait les contentieux pour le compte des actionnaires. Sa journée se terminait tous les soirs à dix-neuf heures. Une vie réglée comme une horloge. Une vie « passionnante », sans anicroche, mais sans surprise aussi. Petite, elle rêvait de voyager à travers le monde, explorer les continents, côtoyer les autochtones et vivre au milieu de la population, près d'eux. Au lieu de cela, elle n'avait jamais quitté la Pennsylvanie. Pire, elle n'avait trouvé comme mission que ce travail, perdue au milieu de la campagne américaine. Castle Grey était une jolie ville, mais y vivre était terriblement monotone et ennuyeux. Il n'y avait rien à y faire.

Claire soupira au volant de sa Mini, une voiture qu'elle avait réussi à faire importer grâce à un oncle généreux qui travaillait en Europe. Les premières semaines au volant de son véhicule flamboyant avaient fait sensation auprès de ses collègues, autant masculin que féminin. L'espace d'un moment de sa morne vie, elle avait été l'objet de toutes les attentions, des conversations et des premiers ragots. Jusqu'à l'arrivée de la Porsche du nouveau chirurgien Bret Milano, Un Italien affreusement séduisant. Il adorait se pavaner au milieu de sa cour d'infirmières, à qui il distillait des sourires hypocrites à tour de bras. Une vraie tête à claques. Heureusement pour elle, Claire était une fille quelconque, transparente avec sa coiffure démodée, ses lunettes et sa garde-robe d'un autre temps. Bret n'avait jamais posé son regard salace sur elle. Elle le détestait, mais elle n'avait pas encore atteint la trentaine, et la vie monacale qu'elle s'imposait commençait à peser sur son psychisme.

Une biche traversa la route brusquement et s'arrêta au milieu de la chaussée, éblouie par les phares de la Mini.

— Bordel ! s'exclama Claire en donnant un violent coup de volant et en écrasant la pédale de frein.

Les pneus crissèrent et la voiture glissa sur l'asphalte en mauvais état. Elle s'immobilisa sur le bas-côté de la voie opposée dans un tête à queue incontrôlé. L'estomac au bord des lèvres, Claire détacha la ceinture de sécurité qui compressait sa poitrine. Le rythme indécent que lui imposaient les battements de son cœur menaçait de lui faire exploser la cage thoracique.

Elle venait d'avoir la peur de sa vie. Deux mètres de plus et sa voiture s'encastrait dans un arbre. Adieu la Mini, adieu la vie... Peut-être était-ce la seule solution envisageable pour quitter cette ville de malheur.

Le moteur continuait de tourner et les phares projetaient des ombres inquiétantes sur la forêt environnante. De part et d'autre de la route, il n'y avait que des arbres... sur des kilomètres. Depuis la sortie de Castle Grey, jusque chez elle, le même paysage s'étendait, insipide... Quelques larmes perlèrent aux coins de ses yeux. Le choc pensa-t-elle.

Les sabots de la biche martelèrent le bitume derrière sa voiture. Dans son rétroviseur, elle vit furtivement l'animal s'enfuir dans les bois. Cette bête devait avoir vu aussi les derniers instants de sa vie se dérouler devant ses yeux. En avait-elle eu seulement conscience ?

Claire inspira un grand coup, embraya et reprit sa route. Ne pas paniquer. Malgré les tremblements qui secouaient encore ses mains, elle réussit à s'éloigner dans un calme relatif. Il ne lui restait que quelques kilomètres à parcourir pour rejoindre son domicile ; une vieille bicoque qu'elle louait à un membre du personnel des ressources humaines de l'hôpital. La maison n'était pas très grande, mais convenait parfaitement à son budget limité. Elle n'avait eu qu'à déposer ses maigres effets personnels et passer un bon coup de plumeau à son arrivée.

La belle saison touchait à sa fin et bientôt, elle ne pourrait plus profiter des longues soirées sur sa terrasse en sirotant une tisane jusqu'à ce que le sommeil la gagne.

Seule bonne nouvelle de la journée, le technicien de Systnet l'avait contacté pour lui confirmer la mise en place d'une ligne haut débit avant la fin de la semaine prochaine. L'accès avec le monde extérieur allait pouvoir prendre une dimension nouvelle et remplir ses longues heures de solitude.

Les premières gouttes firent leur apparition et glissèrent sur le pare-brise. D'abord fine, la pluie s'intensifia au bout de quelques minutes. Le vent accompagnait les rafales et faisait danser dangereusement les cimes des arbres les plus élevés. Même le temps était pourri à Castle Grey.

Claire aborda la série de virages qui descendait en direction de Silver Bridge, le seul pont qui enjambait la Green River dans le secteur ; un vieux pont métallique âgé d'une centaine d'années que le temps éprouvait un peu plus chaque saison. Il serait surement encore debout bien après son passage sur terre songea-t-elle.

La pluie continuait de tomber et redoublait d'intensité à l'approche du fond de la vallée. La frayeur qu'elle venait de vivre la poussait à ralentir à l'extrême. On n'y voyait rien dans cette purée de pois. Elle pesta contre la malchance qui continuait de s'acharner sur elle, mais arriva à hauteur du pont sans encombre. La moitié des lampadaires avaient rendu leur âme depuis bien longtemps, mais les services de voirie s'en moquaient éperdument. Ils ne passaient vérifier les installations électriques que deux fois par an. Et encore... Claire doutait de leur implication dans la mise en œuvre de cette tâche.

La jeune femme s'engagea prudemment sur l'unique voie qui traversait la rivière, les mains agrippées sur son volant. Moins d'une centaine de mètres la séparait de la rive opposée.

Par quel hasard, jeta-t-elle un regard sur sa gauche ? Quelle force la poussa à s'intéresser aux poutrelles métalliques ce jour-là, à cette minute précise ? Pour la deuxième fois de la soirée, Claire enfonça la pédale de frein. Avait-elle rêvé ? Elle recula d'une dizaine de mètres. Un homme se tenait debout sur la rambarde, une main accrochée à un câble, face au vide. Il ne semblait pas l'avoir vue, ou refusait de se tourner vers elle.

Elle ouvrit la portière et sortit de sa voiture. Les trombes d'eau qui s'abattaient sur la chaussée continuaient de tomber de plus belle.

— Monsieur ? cria-t-elle.

Aucun mouvement.

— Monsieur ? S'il vous plaît, ne faites pas ça.

À travers les verres de ses lunettes embuées, elle distingua l'homme prendre enfin conscience de sa présence et lui présenter le visage d'un ange.


MaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant