Kurt

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Il posa un regard absent sur la femme qui s'adressait à lui. Ses yeux vides d'expression n'étaient pas menaçants. Bien au contraire. Ils reflétaient la peur et l'angoisse. L'eau dégoulinait sur la peau de son visage sans qu'il n'en ressente aucune gêne. Il baissa la tête à nouveau vers le vide. Son corps oscillait dangereusement, prêt à tomber d'un côté comme de l'autre.

Claire s'approcha de quelques mètres. Elle n'avait aucune compétence en psychologie, mais elle côtoyait des gens qui avaient frôlé la mort à longueur de journée. Des personnes qui avaient voulu en finir avec la vie déambulaient dans les couloirs du Memorial Hospital. Combien finissaient par retrouver une vie normale ? Elle n'avait pas les chiffres sous les yeux. Mais elle savait qu'ils n'étaient pas nombreux. Les plus déterminés recommençaient sitôt que l'occasion leur en était donnée. Dans la majorité des cas, ils ne commettaient plus les mêmes erreurs.

S'il sautait du Silver Bridge, il n'en réchapperait pas. C'était une certitude. La pluie qui s'abattait avait dû faire monter le niveau de l'eau en amont et rendre le courant de la rivière incontrôlable.

— N'approchez plus ! cria-t-il sans se retourner.

Claire stoppa sa progression et resserra les pans de sa veste contre elle. Était-ce vraiment nécessaire ? Elle était trempée de pied en cape et sentait couler dans son dos les gouttes sournoises qui s'infiltraient par son col.

— Monsieur ? Écoutez-moi, je vous en prie. Quoi qu'il vous en coûte, ne sautez pas. Rien ne vaut le sacrifice d'une vie, aussi difficile soit-elle, argumenta-t-elle.

Il hésita un instant et se tourna vers elle. Ses baskets glissèrent sur la poutrelle. Déséquilibré, il bascula en arrière, mais parvint à se stabiliser.

Claire poussa un ouf de soulagement. Il n'avait pas laissé la mort s'emparer de lui. C'était bon signe. Il restait une étincelle de vie que la jeune femme était la seule à pouvoir raviver. Derrière elle, les phares de la Mini continuaient d'éclairer la chaussée.

— N'approchez pas je vous ai dit ! cria-t-il à nouveau.

— D'accord, d'accord ! Regardez, je reste ici ! Claire leva les mains en signe de résignation. Mais je suis trop loin pour vous entendre.

— Je ne veux parler à personne. Laissez-moi tranquille. Je veux en finir, concéda le jeune homme.

Une rafale le fit vaciller à nouveau. Sa chemise, ouverte sur un tee-shirt trempé qui collait à sa peau, laissait entrevoir les muscles saillants de son torse. Un torse outrageusement attirant.

Elle fit un pas supplémentaire sans qu'il ne s'en aperçoive. Lorsqu'il se tourna à nouveau vers elle, il plongea ses yeux hypnotiques dans les siens. Il s'y reflétait une myriade de petites étoiles brillantes, éclairées par le chagrin et le remord. Elle aurait aimé se noyer dans ces constellations nébuleuses et pétillantes. Lui faire aimer de nouveau la vie était un fardeau qu'elle était prête à endurer, pourvu qu'il lui en donne l'occasion.

Elle n'avait jamais vu d'homme aussi beau. Il ne devait pas avoir plus de trente ans. Même ce sale con de Bret Milano n'arrivait pas à ses chevilles. Pourtant, il n'était pas à son avantage, les yeux cernés par le désespoir, sa barbe naissante et ses cheveux plaqués sur son front.

Claire bégaya quelques mots incompréhensibles avant de secouer sa tête et se reprendre.

— Comment avez-vous dit vous appeler ? Je n'ai pas saisi ? demanda-t-elle.

L'homme réfléchit un instant, déstabilisé par la question anodine.

— Kurt ! murmura-t-il

— Kurt comment ? insista la jeune femme dont le cœur menaçait d'exploser lorsqu'elle entendit sa voix.

— Juste Kurt. Ça n'a aucune espèce d'importance.

— Oh que si ça en a une. J'aimerai connaître votre identité avant que vous ne franchissiez le pas. J'aimerai savoir qui vous êtes avant d'annoncer à vos proches que vous les avez lâchement abandonnés.

Elle espérait par ces mots, déclencher un électrochoc, une prise de conscience qui le ramènerait à la réalité. Au lieu de cela, elle provoqua l'inverse. Kurt éclata en sanglots. Il leva la tête vers le ciel et hurla comme si on venait de lui enfoncer un poignard dans le cœur, jusqu'à la garde. Les larmes chaudes qui s'écoulaient abondamment sur son visage se mélangèrent à la pluie froide et imperturbable.

— Mary ! hurla-t-il. Mary ! Pourquoi toi ?

Ces mots s'éparpillèrent dans la nuit et vinrent frapper Claire de plein fouet. Elle tituba sous la violence de l'impact psychique qui venait l'assaillir. Elle devait se reprendre, accuser le coup et faire descendre le jeune homme aux abois. Mais que pouvait-elle dire de plus sans commettre l'irréparable ? Elle n'avait dit que quelques mots et la situation s'était empirée.

Kurt se tenait à croupi sur la rambarde. Il se frottait les yeux de sa main libre, mais continuait de l'autre à se maintenir du côté de la vie.

— Kurt, s'il vous plaît, venez avec moi et racontez-moi vos malheurs. Je suis sûr que je peux vous aider... Je travaille au Memorial Hospital à Castel Grey et les médecins peuvent vous prendre en charge.

— Les médecins ne peuvent rien pour moi... ils n'ont rien pu faire pour nous, gémit Kurt.

Cette phrase sonnait comme un glas, un abandon irréversible. La mort lui tendait les bras, prête à l'accueillir.

— Non, non, non ! cria Claire en se lançant vers la balustrade.

Trop tard, le jeune homme venait de plonger dans le vide. Claire attrapa in extrémis son avant-bras. Le choc lui déboita l'épaule et une intense douleur déchira son abdomen tandis qu'elle heurtait de plein fouet la poutre métallique sur laquelle reposait Kurt l'instant d'avant. Le souffle coupé, elle essaya de remonter le poids mort de Kurt. Il était bien trop lourd. Elle et elle ne put qu'amorcer la première traction. Sans l'aide d'un tiers, elle ne pourrait pas lutter indéfiniment.

— Regardez-moi Kurt ! Ordonna-t-elle le visage déformé par l'énergie qu'elle dépensait.

Le jeune homme regarda une dernière fois dans sa direction et lâcha prise. Il ne cria pas. Ne se débattit pas. Dans ses yeux, brillait la délivrance. Il avait mené un combat qu'il savait perdu avant de l'avoir entamé. Il s'inclinait devant la mort et Claire n'y pouvait rien y faire.

Elle resta les yeux perdus dans le néant, incapable de réagir, de crier. Puis lorsque l'effroi disparut, elle se laissa glisser dos contre le parapet et pleura à chaude larme.


MaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant