Malaise

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Pour la seconde fois en moins de trente-six heures, Claire côtoya la mort et sentit son souffle glacial s'emparer des âmes égarées qu'elle accompagnait dans leur dernier voyage. Dans les yeux de ses deux dernières victimes, la jeune femme avait cru déceler une lueur d'espoir que la fatalité venait balayer immanquablement. Il n'avait suffi que d'une fraction de seconde pour que la faucheuse entre en scène et vienne réclamer sa dîme morbide. Car au fond, la mort finissait toujours par remporter le combat. S'accrocher à la vie n'apportait que son lot de regret et son flot d'incertitude sur sa propre existence, que l'on soit riche ou pauvre. Qu'avait ressenti Kurt en se jetant du haut du pont ? Quelles furent ses dernières pensées avant de sombrer dans la Green River ? Et Lou ? La mort lui avait-elle murmuré à l'oreille le décompte des derniers battements de son cœur ? La vie n'était-elle qu'un grand carnaval, une mascarade complexe et insoumise ? L'humanité n'était-elle qu'un jouet aux mains de puissances supérieures maléfiques ? Aucune réponse ne fit écho aux questions existentielles de Claire. En auraient-elles un jour ?

La souffrance s'invitait quotidiennement dans son travail, mais jamais elle n'avait affiché le masque cynique de la violence qu'elle revêtait en ce moment précis. Jamais elle n'avait été aussi palpable. Un déferlement d'émotions désordonnées et chaotiques, s'enchevêtraient et se percutaient dans la tête de la jeune femme. Elle sentait qu'elle lâchait prise, que son existence s'atrophiait dans un monde qui lui interdisait l'accès au bonheur. Devrait-elle se contenter de vivre et subsister dans la médiocrité ? Malgré les revers les pièges tendus, elle avait toujours décidé de lutter. Une fois de plus, elle était mise à l'épreuve. Quand cela cessera-t-il ?

Dans cet océan de déception, elle pensait avoir trouvé une bouée à laquelle s'agripper, planter ses ongles et ne plus rien lâcher. Castle Grey et le Memorial Hospital l'avait accueilli. Une nouvelle vie se profilait. Tout n'était pas simple, mais elle s'en sortait. Et puis au loin, il y avait ce phare lumineux qui lui tendait ses bras amicaux : Lou. L'assistante du docteur Milano était un repère dans la nuit. Avec elle, un changement s'opérait. Un lien magique et précieux, l'amitié.

Elle n'avait jamais été aussi proche de sa collègue que lors de cette soirée. Une putain de bonne soirée qui n'aurait pas dû se terminer de cette manière. Elle revoyait la scène, les musiciens, les verres d'alcool et le sourire de Lou qui l'invitait tirer un trait sur le passé. Carpe Diem. C'était le tatouage gravé sur son épaule. Claire espérait qu'elle avait mis à profit cette maxime et qu'elle en avait profité pleinement durant sa courte existence.

Depuis la nuit de la disparition de Kurt, tout s'était accéléré de manière exponentielle. Claire se trouvait être l'héroïne malgré elle d'un cauchemar sans fin, incontrôlable. Prise dans un tourbillon d'irréalité, il lui était impossible d'aligner deux pensées constructives et rationnelles sur les évènements qui venaient de se dérouler. Sa vie lui apparaissait comme un fardeau trop lourd à porter. Encore une fois, elle allait devoir se battre contre la fatalité, affronter les chimères qui s'agitaient devant ses yeux et sortir plus forte du bourbier dans lequel elle se débattait. Elle devait vaincre pour assurer sa survie. Pour elle, pour Lou.

Sur le carrelage crasseux des toilettes subsistait les restes d'une énorme flaque de sang coagulé mêlé à une touffe de cheveux arrachée durant la lutte. Toute cette souffrance imprimée sur le mur lui donnait la nausée.

Castle Green était une ville de taille modeste où le taux d'homicides restait en deçà de la moyenne de l'Etat. Les bagarres entre bandes rivales armées dégénéraient parfois en meurtre, mais dans la majorité des cas, il ne s'agissait que de plaies bénignes provoquées par des armes non létales. Les règlements de compte n'étaient pas non plus légions et rien n'indiquait que Lou appartenait au monde de la nuit. Que restait-il ? Un ex petit ami jaloux ? Peut-être avait-elle été témoin d'un trafic ? La police l'avait prié de sortir des toilettes, le temps que les secouristes prennent en charge le corps mutilé de Lou. Puis, elle était revenue discrètement sur les lieux du crime déserté par les enquêteurs. Elle avait besoin de revenir sur les lieux, ne serait-ce que pour exorciser sa souffrance.

Elle jeta un œil dans la glace qui lui faisait face. Le regard cireux que lui renvoyait son image ne présageait rien de bon. En plus d'une bonne gueule de bois, la dépression la guettait. Elle voulait être plus forte que ça. Reprendre sa vie en main. Si elle sombrait maintenant, il lui serait très compliqué de remonter la pente. Combien de temps serait-elle encore capable de tenir ?

Elle fixa ses mains imprégnées du sang séché et les passa sous l'eau du robinet. Tout s'était passé si vite.

L'intervention des secouristes fut rapide, à peine quelques minutes à en croire les aiguilles de sa montre. Des heures si elle devait faire confiance à son cerveau.

Le point de compression appliqué sur l'abdomen de Lou lui avait sans doute sauvé la vie selon le médecin urgentiste. Très rapidement, Lou fut emmené par les ambulances en direction du Memorial Hospital. Elle avait repris conscience un bref instant, le temps de pousser un râle.

Le silence qui régnait maintenant ne présageait rien de bon pour l'établissement. Le propriétaire s'était approché, mais l'accès à la scène de crime lui avait été interdit. On lui avait demandé simplement de faire évacuer les lieux et de présenter les bandes des caméras de surveillance. L'homme était préoccupé par la fermeture de son bar et n'avait pas à chercher à identifier la victime. Une véritable ordure comme il en existait dans toutes les villes. C'est l'avidité qui le guidait et non l'amour de son prochain. Lorsqu'il avait manifesté ses doléances et refusé de reconnaître sa responsabilité, Claire avait machinalement porté sa main sur la croix suspendue à son coup. Elle ne l'avait jamais vu, mais elle le détestait.

L'odeur du sang mêlé au vomis de l'adolescente shootée devint insupportable. Les mains nettoyées, elle passa son visage sous l'eau fraîche.

Absorbé par son mutisme, elle n'entendit pas la porte s'ouvrir ni les pas qui se rapprochaient lentement dans son dos.

Les effets de l'adrénaline se dissipèrent et une vague de fatigue commença à l'assaillir. Les vertiges qui s'étaient tus refirent leur apparition et s'acharnèrent sur sa boite crânienne. Elle ferma les yeux pour tenter de se reprendre, mais elle sentait son corps tanguer et ses jambes fébriles s'affoler. Elle ne contrôlait plus rien. Claire tenta de se retenir, de se raccrocher au lavabo, mais il était trop tard. Les convulsions commencèrent.

Des mains puissantes la saisirent par le cou et l'accompagnèrent dans le néant.


MaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant