Claire déposa les clefs de la Mini dans le vide-poche dans l'entrée du couloir de la maison. Il faisait sombre et froid. Qu'importe, cela correspondait à son état d'esprit du moment. La pendule affichait trois heures quinze du matin et diffusait insidieusement son affreux tic-tac. Les recherches avaient été interrompues en plein milieu de la nuit, sans que l'on puisse retrouver le corps de Kurt. Elle était restée emmitouflée avec une couverture de survie sur les épaules dans le camion des pompiers. C'est Jeff qui l'avait examiné. Claire connaissait plusieurs des secouristes présents sur les lieux du drame. Ils venaient régulièrement faire tamponner des formulaires dans son service. Après plusieurs heures, les secours lui avait avaient demandé de rentrer ; le courant et l'eau glacée devaient avoir eu raison du jeune homme. Il n'y avait aucun espoir. L'évocation de cet espoir illusoire entailla la carapace qu'elle s'était forgée depuis l'adolescence. Elle se sentait faible, dépossédée de toute volonté, acculée sur le rebord d'un gouffre sans fin qui l'appelait. Pourtant elle aimait la vie, plus que tout. Elle frissonna.
Ses vêtements étaient trempées mais elle ne se sépara que de ses chaussures et de son pare dessus avant de s'écrouler dans le canapé, épuisée et complètement vidée.
Elle n'avait plus pleuré de la sorte depuis des années ; depuis qu'elle était adulte en fait. Mais aujourd'hui c'était particulier. Elle venait de croiser un homme qui lui avait fait chavirer le cœur au premier regard. Jamais elle n'aurait cru ça possible. Les hommes étaient tous des lâches et des menteurs. Ils ne vivaient que pour eux-mêmes sans se soucier des autres. Elles les pensaient même dépourvu d'empathie, en dehors de leurs véhicules qu'ils chérissaient plus que leur femme. Un homme incarnait ce cliché à lui tout seul : Bret Milano ! Rien qu'à la pensée de ce sale con, ses larmes redoublèrent. L'arrogance dans toute sa splendeur. Elle s'essuya les yeux et se leva pour s'emparer d'un mouchoir. Elle avait mal d'avoir pleuré, mal d'avoir crié, mal de ne pas avoir pu sauver cet homme. Elle aurait aimé le prendre dans ses bras, le protéger et le cajoler. Mais c'était une chose qui ne se réaliserait pas. Jamais !
Comment pouvait-on éprouver des sentiments aussi puissants pour un inconnu ? N'était-ce pas un comble de ressentir autant d'amour et le perdre dans la même heure ? Sans doute était-elle condamnée à rester seule pour l'éternité.
Il n'y avait rien qui puisse la consoler, hormis un petit verre de scotch. Elle n'était pas une adepte de la bouteille, mais il lui arrivait de temps en temps de prendre un petit remontant quand elle pensait que tout allait de travers. Claire se releva et se dirigea vers la petite cuisine en trainant des pieds. Les traces de ses pas humides s'imprimaient sur les lattes de bois élimés.
Le néon envoya une lumière vive et inconstante avant de se stabiliser. Le zonzonnement particulier qui l'accompagnait cessa au bout de quelques secondes impertinentes.
Le Saint Graal l'attendait dans le placard ; endroit qu'il ne quittait qu'épisodiquement. Claire l'empoigna par le cul et se servit une double ration dans un verre ordinaire. Elle s'interdisait de boire au goulot comme les ivrognes. Elle n'avait jamais été saoule et n'avait jamais connu de gueule de bois de toute sa vie. Il y avait des circonstances, comme celle de ce soir, qui aurait pourtant mérité l'excès d'alcool. Juste pour oublier. Tout oublier...
Elle avala cul sec sa ration et claqua le verre sur les carreaux du plan de travail. Bon dieu qu'il arrachait les entrailles.
Son esprit vagabondait sur une décennie de galères et d'échecs à répétition. Rien ne lui réussissait. Sa vie sociale était quasiment inexistante et sa vie affective n'était qu'un désert aride. Ses rares sorties consistaient en un ravitaillement massif de son garde-manger et, une à deux fois par an, une remise à jour de sa garde-robe. Et même dans cet exercice, elle était hors sujet. Ses vêtements étaient insipides, vieillots et lui donnaient un âge qu'elle n'atteindrait que dans plusieurs années. Elle fuyait les miroirs et évitait soigneusement de se regarder dedans. Pourtant, elle avait été dans sa première jeunesse, une beauté pour qui les garçons se battaient et se collaient des roustes pour être à ses côtés, le temps d'une pause. Qu'est-ce qui avait bien pu se passer ?
Elle s'essuya la bouche d'un revers de main et se dirigea vers les escaliers pour rejoindre sa chambre. Machinalement elle éteignit la lumière, abandonnant dans la nuit verre et bouteille.
Elle hésita un instant en passant devant la salle de bain. Se détendre sous un jet d'eau chaude lui ferait le plus grand bien et lui remettrait les idées bien en place.
La jeune femme resta prostrée devant l'embrasure de la porte à réfléchir. Elle se trouvait à un carrefour de sa vie. En face d'elle se tenait sa chambre, plongée dans le noir, imparfaite, mais chaleureuse. Elle pourrait s'y lover pendant des jours sans se relever, à ruminer ses malheurs, son manque de veine et sa vie chaotique.
A sa gauche, la salle de bain et sa douche bienfaitrice. L'eau était au commencement de la vie. N'était-ce pas le meilleur moyen de tout effacer et de tout recommencer ? Les images de Kurt, debout sur le pont refirent surface. L'eau pouvait aussi être le carrosse de la mort...
Ce qui lui retournait le plus les entrailles c'était de ne pas savoir. Le jeune homme lui avait donné son prénom et semblait être sur le point d'envoyer valser la mort. Elle l'avait lu dans ses yeux. L'expliquer était impossible. Pourquoi avait-il sauté ? Elle essaya de se remémorer cet instant douloureux, mais les images étaient floues et le souvenir de son visage s'estompait à chaque tentative. A moins que... Se pouvait-il qu'il n'ait pas sauté volontairement, mais qu'une rafale l'ai fait basculer dans le vide ? Cette théorie était tout à fait plausible ! Mais ça ne retirait en rien le chagrin qu'elle éprouvait. Au contraire, cette éventualité l'écartela davantage en ajoutant à la tragédie, l'injustice. La vie était si compliquée...
Claire balança un œil à gauche et à droite. Elle attendait un signe du destin. Quelque chose qui la ferait basculer elle aussi... mais du côté de la vie.
Une goutte d'eau s'écrasa dans la vasque du lavabo, suivi d'une seconde l'instant d'après. Elle sourit pour la première fois depuis la fin d'après-midi. C'est la vie qui gagnait.
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Mary
RomansaClaire est une jeune femme que la vie a délaissée. Elle survit plus qu'elle ne vit dans cette ville rurale des Etats-Unis. Un soir de pluie, en passant sur le Silver Bridge, elle succombe au visage angélique et torturé de Kurt...