Malaise

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La première chose qui la ramena à la réalité, ce furent les voix. D'abord lointaines, elles se firent plus distinctes et insistantes. On l'appelait.

— Claire ? Claire ? Est-ce que tu m'entends.

Une voix masculine couplée à celle de Lou tentait de la réanimer. Elle battit des paupières un instant. Tout était flou. Les lumières vives du plafonnier l'éblouirent et la forcèrent à refermer les yeux. Elle n'avait aucune volonté et se trouvait dans l'incapacité d'exécuter le moindre mouvement tant ses membres étaient gourds. C'était comme si une chape de plomb la recouvrait et l'empêchait de se mouvoir. Elle était allongée à même le sol froid et inconfortable. Elle devait s'être cogné le bras en s'affaissant, car il lui faisait un mal de chien. Rien de grave toutefois. Elle s'était cassé le poignet trois ans en arrière et la douleur sourde qu'elle ressentait n'avait rien à voir avec un os brisé. La douleur était différente. Tout au plus, elle estimait qu'elle aurait un hématome. À ce moment, elle ressentit une grande lassitude et un désir ardent d'en finir. Sa vie était faite de haut et de bas et son humeur passait du tout au tout. Elle parvint à balbutier quelques mots à peine audibles.

— Où suis-je ?

— Vous avez perdu connaissance il y a deux minutes. Vous êtes entre de bonnes mains. Une chance que je sois arrivé de bonne heure ce matin.

Cette voix lui était familière, avec des sonorités graves, apaisantes, pleines de réconfort et... des mains... qui se baladaient sur son corps.

Claire se débattit frénétiquement et hoqueta soudainement, prise de haut-le-cœur.

— Qu'est-ce qu'il se passe, docteur ? interrogea Lou.

— Elle convulse ! Allez chercher une infirmière ! Vite !

— Claire, restez avec nous.

Il claqua des doigts devant ses yeux, mais elle resta sourde à ses appels. Les deux gifles qu'il lui infligea n'eurent guère plus de succès. Il bascula son corps sur le côté pour ne pas qu'elle avale sa langue et l'éloigna de tout objet susceptible de la blesser.

Lou apparut une poignée de seconde plus tard, accompagné d'une infirmière et d'un interne.

— Nous avons un brancard devant la porte, docteur ! déclara la jeune femme, la blouse légèrement entrouverte.

Le médecin ne put s'empêcher de laisser vagabonder son regard salace sur la frêle poitrine, à demi découverte, de l'infirmière. Un vrai régal pensa-t-il. Ses mains devaient s'accorder parfaitement avec le contour de ses petits seins. Il estima qu'il aurait une chance de l'aborder à un autre moment de la journée et retourna au soin de Claire.

La jeune femme couchée sur le flanc n'était pas très appétissante au premier abord, mais c'était probablement dû à ses choix vestimentaires peu réfléchis. Son corps avait l'air d'être parfaitement proportionné et agréable au touché. Le docteur s'étonnait presque de ne jamais avoir fait attention à elle. Il devait saisir l'occasion d'en découvrir davantage, une opportunité comme celle-ci ne se présentait jamais deux fois de suite.

— Très bien ! Ce n'est qu'un malaise passager. On va l'emmener jusqu'à mon bureau pour qu'elle reprenne des forces. Nous allons lui administrer un sédatif pour qu'elle se repose. D'ici ce soir, elle sera sur pied.

— Lou, vous pouvez vous charger de ses affaires ?

— Très bien docteur Milano. Je vous suis dans une minute.

Les lumières des néons dansaient, tandis que de la tête de Claire dodelinait dans tous les sens, secouée par le chariot qui la transportait dans le couloir. Entre deux bouffées de chaleur, elle fut prise de vertige et sombra dans l'inconscience. Les sédatifs n'avaient pas tardé à faire effet.

Lorsqu'elle se réveilla, un mal de crâne atroce tambourinait dans sa tête. Elle était allongée sur un lit d'appoint, mais pas dans une chambre d'hôpital. Il y avait une forte odeur de parfum masculin qui imprégnait les lieux et semblait ne pas vouloir la quitter. Sa gorge était sèche et il n'y avait rien pour la désaltérer. Elle passa machinalement sa main sur son chemisier et reboutonna les deux derniers boutons du haut. Ils avaient dû se dégrafer pendant son transfert jusqu'ici. Elle ne se souvenait de rien, presque rien. Après avoir chuté lourdement dans les toilettes, elle avait été prise de convulsions, causées sans doute par l'apparition opportune du docteur Milano. La simple idée qu'il ait pu poser la main sur elle la révulsa. Elle posa la main sur sa poitrine prise de panique. Et si... non, il n'aurait pas osé.

Elle ne pouvait pas imaginer qu'il ait pu abuser d'elle. Pourtant, elle le croyait capable de toutes les horreurs. Cet homme était le vice personnifié. Elle se força à contrôler sa respiration et les tremblements qui s'emparaient d'elle.

Est-ce que Lou était restée près d'elle tout le temps de son malaise ? Claire l'espérait plus que tout. Sa présence serait un gage de sécurité, mais le personnage était retors et pouvait avoir prétexté n'importe quoi pour l'envoyer ailleurs, suffisamment longtemps pour qu'il puisse abuser d'elle. Claire commença à tirer sur ses vêtements. Ils l'a comprimaient et l'empêchaient de respirer. Cette odeur omniprésente de parfum masculin lui irritait les narines. Encore trop faible pour se débattre avec ces démons, elle se laissa lourdement retomber en arrière et éclata en sanglot. Pourquoi le sort s'acharnait-il sur elle avec autant de véhémence ? Que voulait-on lui faire payer ? Elle était bonne catholique même si elle ne se rendait pas à la messe régulièrement. Elle était baptisée, confirmée et œuvrait régulièrement pour sa paroisse. Les réponses à ses questions ne vinrent pas et ne viendraient probablement jamais.

Elle se massa les tempes du bout des doigts pour chasser cette saleté de migraine et se redressa. Ses jambes tremblèrent bien avant qu'elle ne tente de se relever. Elle resta ainsi, dans cette position, à observer la pièce dans laquelle elle s'était reposée. Ses lunettes remises en place sur son nez, elle fit un rapide tour de la pièce.

Elle était seule. Derrière le bureau qui lui faisait face, une immense bibliothèque entourait une multitude de diplômes soigneusement accrochés. Les livres, gros comme des encyclopédies, qui remplissaient les étagères, étaient usés par le temps et les manipulations régulières. Le bureau en désordre était recouvert d'une pile de papier retenu par des trombones et des agrafes. Le fauteuil de cuir noir s'accommodait parfaitement au reste du mobilier, épuré et froid. Au sol, un parquet ancien, imitation Versailles, avait dû coûter une véritable fortune. Claire regarda la pendule, toute simple, blanche avec les aiguilles noires, qui indiquait 15:30. Sacrée sieste, pensa-t-elle.

Par la baie vitrée qui lui faisait face, elle distingua une grosse Buick qui cherchait à se garer entre deux berlines. La place était trop petite pour elle. Claire resta à contempler la manœuvre jusqu'à ce que le conducteur n'abdique et ne parte se garer plus loin.

Une pluie fine tombait à l'extérieur. Les gouttes venaient s'agglomérer sur la vitre et glissaient vers le bas en laissant des sillons sur son passage. La jeune femme frissonna et retourna sur le lit improvisé. Las, elle laissa retomber sa tête mollement sur l'oreiller et soupira. Ses mains tremblaient encore un peu, mais les vertiges avaient disparu.

Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et s'arrêtèrent devant la porte. Claire distingua la voix du docteur Milano, en pleine discussion avec la standardiste, Jenny.

La sirène des pompiers retentit à l'extérieur. La poignée de la porte retrouva sa position tandis que les pas précipité du médecin s'éloignèrent.


MaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant