Mémorial Hospital

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Les rues de Castle Grey étaient trempées, marquées par les assauts de la tempête de la nuit. Des branches d'arbres plusieurs fois centenaires gisaient sur la chaussée et des débris tombés depuis les façades des petits immeubles maculaient le trottoir d'immondices. Les caniveaux gorgés de boue n'arrivaient plus à absorber le trop-plein d'eau. À chaque fin d'hiver, il en allait ainsi, le temps instable provoquait des inondations à répétition ; le service des urgences se trouvait submergé quelques jours pour soigner les petits bobos et assurer le transfert des patients les plus gravement touchés vers des complexes mieux adaptés.

Le parking du Memorial Hospital était encore désert à cette heure-ci. Les bureaux n'ouvraient qu'à neuf heures, mais Claire aimait disposer d'un peu de temps pour se mettre à pied d'œuvre. Lou arrivait un quart d'heure après elle en général, et si sa collègue était disposée, elles prenaient un café ensemble.

— Bonjour Claire ! lança la standardiste de nuit derrière son pupitre.

À cette heure-ci, la gamine n'avait pas à subir les assauts pervers de ce gros con de Bret Milano. Rien qu'à évoquer son nom, le sang de Claire ne fit qu'un tour.

— Bonjour Jenny ! répondit Claire en ouvrant la porte de son bureau.

Des tonnes de formulaires et bordereaux à traiter attendaient une signature ou un complément d'information avant d'être envoyé au service comptabilité. Quelques notes éparses étaient éparpillées sur son clavier d'ordinateur ; les demandes les plus urgentes laissées par des collègues la veille au soir.

Elle accrocha sa veste au porte manteau et s'attaqua à la pile de paperasse qui l'envahissait. A peine assise sur sa chaise, Don Juan entrait en scène.

— Bonjour, ma petite Jenny ! lança la voix du docteur Milano. Comment allez-vous ce matin, vous m'avez l'air épuisée.

— Ca va très bien docteur, assura la jeune femme.

— Passez donc me voir pendant votre pause déjeuner, je ferais disparaître cette fatigue de ce joli visage. J'ai ce qu'il vous faut.

C'en était trop pour Claire. Ce ton mielleux la mettait hors d'elle. Si Jenny s'accommodait de ce rentre dedans sans broncher, ce n'était pas son cas. Elle se leva et claqua la porte sans ménagement. Le silence, enfin ! Elle resta un moment le dos plaqué contre la porte, satisfaite de n'entendre que le moteur de la climatisation. La journée allait être longue. Allait-elle réussir à ne pas s'écrouler, faire comme si rien ne s'était passé ?

On frappa à la porte.

— C'est Lou, je peux entrer ?

Claire se dégagea et tourna la poignée.

— Je suis désolée, fit-elle. C'est ce connard de Bret... sa voix dès le matin comme ça, je n'arrive pas à le supporter.

— Il n'est pas méchant et il est plutôt craquant pour un type de son âge.

— Son compte en banque est pas mal, en effet, mais lui c'est un enfoiré de première. Je le déteste à un point que tu ne peux même pas imaginer.

— Tu le détestes peut-être parce qu'il ne te regarde pas.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Allons Claire, tu es la seule fille à le dénigrer. Peut-être qu'au fond, il te plaît et tu te gardes bien de nous le dire ?

Les joues de Claire rosirent.

— Tu es jalouse de Jenny, c'est ça ! s'exclama Lou.

— Non, tu n'y es pas du tout, bégaya-t-elle. Je n'aime pas sa façon lubrique de vous reluquer quand vous avez toutes le dos tourné. On a l'impression qu'il vous déshabille à chaque fois qu'il pose les yeux sur vous. Pour rien au monde je voudrais qu'il ne fasse attention à moi.

Lou resta à écouter le monologue de son amie et collègue, un peu gênée. C'est vrai que Claire était une fille transparente à côté d'elle. Son maquillage ne se limitait qu'au strict minimum et sa garde-robe était minimaliste. Et que dire de son visage déformé derrière ces grosses lunettes et de sa tignasse relevé en un chignon mal apprêté. Pourtant, sous ses vêtements vieillots, d'une autre époque, Lou était sure que se cachait un corps de déesse. Pourquoi ne pas mettre en valeur ce que Dieu lui avait gracieusement octroyé ? Les hommes étaient si facilement manipulables. Plusieurs fois la discussion avait dérapé à ce sujet et Claire en revenait toujours à la même conclusion : « Je préfère vivre seule que mal accompagnée ! ». La conversation s'arrêtait là.

— Tu es sure que ça va, toi ? demanda Lou. Tu es toute pâle et...

— Mais oui, ça va ! explosa Claire à bout de nerf. Qu'est-ce que vous avez à vous enquérir de ma santé tout d'un coup. Depuis quand j'intéresse quelqu'un, c'est fou !

Elle sorti du bureau en claquant une nouvelle fois la porte.

La jeune femme remonta au pas de course le long couloir vers le service des urgences. De part et d'autres, des portes couleurs pastel desservaient des chambres tout aussi austères. Les toilettes y étaient rarement occupées ; elle espérait y trouver un peu de solitude, à défaut de réconfort.

Sa vue commençait à se brouiller de larmes amères. Le choc émotionnel vécu sur Silver Bridge n'était pas digéré et l'avait secoué bien plus qu'elle ne s'y attendait. Les ennuis se cumulaient ces derniers temps et elle avait l'impression d'être elle aussi au bord d'un gouffre qui l'appelait irrémédiablement. Et si ce qui était arrivé à Kurt n'était qu'un avertissement, un bref aperçu de son futur proche ? Était-ce la dépression ou la folie qui la guettait ?

La porte était légèrement entrouverte. Un charriot avec un seau et un balai barraient son accès.

— C'est bien ma veine, sanglota-t-elle. Quand tout va mal, il n'y a rien à faire, bon Dieu !

Elle poussa la porte et força le passage pour entrer.

— C'est en maintenance, madame ! lança une voix avec un fort accent hispanique.

— Je... Je ne me sens pas très bien, j'ai besoin d'accéder aux lavabos.

La femme de ménage, âgée d'une cinquantaine d'année marmonna quelques imprécations, mais s'effaça de mauvaise grâce en tirant son chariot derrière elle.

La porte fermée, claire laissa éclater son chagrin. La charge émotionnelle avait été trop forte pour elle. Elle ne s'attendait pas à un retour de bâton aussi fort. Travailler dans le milieu hospitalier aurait dû la blinder, la rendre imperméable face à la mort. Mais ces yeux. Putain, ces yeux ! Il réclamait son aide et elle avait été incapable de réagir. Il lui avait donné son nom et puis avait sombré dans la Green River.

La porte s'ouvrit à la volée. Dans l'entrebâillement, Lou dévisageait sa collègue avec tristesse.

— Pourquoi tu pleures ma belle ? demanda-t-elle.

Claire n'avait plus la force de lutter. Ses yeux s'emplirent de larmes et malgré sa force de caractère, elle lâcha prise. Elle pensait avoir épuisé son stock de larmes la nuit dernière, mais son corps disposait de réserve lacrymale insoupçonnée.

— Je... je... j'en peu plus et elle s'affaissa sur le carrelage.


MaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant