Bonus : chapitre 15 (3ème partie) Déjà-vu

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Plus précisément, elle ne se souvenait plus de la date prévue pour cette soirée et elle avait l'étrange sentiment que quelque chose à son propos lui échappait. L'impression qu'elle ne devait pas s'y rendre ; pis, qu'un danger l'y guettait. Elle fouilla dans sa mémoire, n'y trouva rien, comme si on en avait vidé les tiroirs. Immédiatement, cela lui rappela la fin de son rêve : « Nous allons effacer de vos mémoires... ». Etait-ce à cause de ce songe, que tout s'embrouillait ?

Arrivée chez elle, elle s'assit à sa table de travail mais fut incapable de s'y mettre. Elle continuait à réfléchir et à essayer de combler le blanc concernant la soirée de Sébastien. Au terme de longues réflexions et à force de tirer les fils les uns après les autres, elle aboutit à l'idée d'un lien avec Sophie et ... cet Angel. Il lui semblait entendre cet ange lui dire qu'ils ne pourraient se rendre à la soirée à cause de Sophie. Pourtant de telles paroles, elle en était bien sûre, n'appartenaient pas à son rêve. Comment était-il possible qu'elle en ait le souvenir ? Inventait-elle ? Et si... ? Non ...

Vers vingt heures, elle se rendit à la fête. Elle ne s'était pas spécialement apprêtée. Elle n'en avait pas eu envie. Dans la salle de bain, au moment où elle avait été sur le point de dénouer ses longs cheveux, elle avait soudainement renoncé. Une sensation de déjà-vu l'avait étrangement saisie. Comme si elle avait déjà vécu exactement la même situation. La veille pour ses dix-huit ans peut-être, mais était-ce en songe ou en vrai ? Toujours est-il qu'elle reforma son chignon et remit son mascara dans sa trousse de maquillage sans s'en servir. A quoi bon se faire belle ? Pour qui ?

Pourtant cela aurait pu être pour Sébastien qui, ce soir-là, ne la quitta pas un instant. Dès qu'il la vit arriver, il vint l'accueillir avec une coupe de champagne. Il fut aux petits soins durant toute la fête. Il la fit danser, lui apporta des petits fours. Il n'eut d'yeux et d'attentions que pour elle. En d'autres temps, Marie en aurait sans doute été flattée car Sébastien était un beau garçon, gentil et drôle. Mais ce jour-là, elle se contenta, sans l'éconduire, de faire bonne figure. Elle ne savait pas pourquoi mais le cœur n'y était pas. Elle ne se sentait pas bien. Elle était au milieu de ses amis, Sébastien lui faisait la cour à sa façon, et pourtant elle se sentait seule et abandonnée. Elle essayait de s'amuser, mais ses gestes étaient mécaniques, ses sourires de façade. Un sourd désespoir l'habitait, glaçant toute joie, tuant tout entrain, la transformant en statue de pierre comme si elle avait croisé le regard de la Méduse Gorgone.

Vers vingt-trois heures, elle annonça qu'elle rentrait, avouant sans plus de précisions qu'elle ne se sentait pas en forme. Sébastien insista pour la raccompagner. Il ne voulait pas qu'elle traîne seule dans les rues, même s'ils n'habitaient qu'à huit cents mètres l'un de l'autre. Tandis qu'ils cheminaient en direction de l'immeuble de Marie, ils croisèrent deux silhouettes encapuchonnées. Le regard de Marie rencontra celui de l'un des deux hommes et aussitôt elle fut saisie d'irrépressibles frissons et tremblements. Il lui semblait qu'elle connaissait cet homme et que quelque chose d'extrêmement désagréable était attaché à son image. Mais rien ne lui revint à l'esprit. Juste cette sensation de peur et d'oppression.

Sébastien remarqua les tremblements de Marie, crut qu'elle avait froid et passa son bras sur son épaule pour la réchauffer. Au moment de lui dire au revoir au pied de son immeuble, comme il la voyait mal en point, il eut la délicatesse de ne pas lui prendre le baiser que pourtant toute son attitude manifestait qu'il attendait. Marie le remercia de l'avoir raccompagnée, lui fit la bise sur la joue et s'engouffra dans le hall. Elle ne se retourna pas et ne put donc voir Sébastien qui restait planté là, les bras ballants, l'air dépité.

Elle se coucha rapidement, espérant trouver du réconfort dans le sommeil. Mais il lui fut impossible de s'endormir. L'assaillaient des passages de son rêve, l'image d'Angel, ces impressions de déjà-vu ou de souvenirs manquants. Elle se repassait en boucle le film de la veille, avec la solide sensation d'un éprouvé bien réel, plus que d'une fantaisie nocturne. Tantôt elle se morigénait, se traitant de folle à lier, tantôt elle osait s'avancer et écouter l'intuition qui lui soufflait que ... Elle peinait à le concevoir, toute sa raison s'arc-boutait contre l'idée ... Pourtant la douleur en elle, l'insondable vide, des échos imprécis, tout la dirigeait vers une phrase du rêve : « Nous allons effacer de vos mémoires... ».

Aux petites lueurs de l'aube, Marie rendit les armes : elle consentit à la conclusion vers laquelle la menaient toute ses pensées et ses ressentis : et si tout ça n'était pas un rêve ? Si tout était réellement arrivé ? Si ces Juges avaient véritablement effacé de sa mémoire toute trace d'Angel pour empêcher leur amour ? Alors... alors cela signifiait qu'elle avait rencontré et aimé Angel, un ange ! Son esprit avait été nettoyé, vidé. Cela aurait expliqué cet ineffable sentiment de manque douloureux, ces impressions de déjà-vu. Cette supposition semblait folle, mais c'était la seule qui emportait sa conviction.

Cependant un point s'opposait à cette conclusion : si elle était vraiment victime d'une amnésie décidée par les Juges, comment se faisait-il qu'elle gardât le souvenir de la nuit de ses dix-huit ans ? Pourquoi les heures précédant l'effroyable sentence auraient-elles été préservées ? Cela ne collait pas.

Néanmoins une hypothèse se faufilait. D'ailleurs était-ce une hypothèse, résultat d'une cogitation consciente, ou était-ce une simple réminiscence ? Une phrase lui revenait : « nous passerons ensemble un moment qui ne s'effacera jamais de ta mémoire ». Cet Angel lui avait-il fait un tel serment ? Dans ce cas, une telle promesse aurait pu préserver le souvenir de cette nuit magique. Cela aurait pu expliquer l'échec partiel de la volonté des Juges. Sans doute ne pouvaient-ils rien contre la parole donnée par un ange. Cette dernière devait avoir une valeur sacrée que rien ne pouvait remettre en question.

Ayant accepté la possibilité d'une telle solution, une autre idée s'imposa à Marie. Si son histoire avec Angel avait été bien réelle et n'était pas le fruit de productions oniriques, comme tout jusqu'aux émotions et sensations de son corps semblait lui indiquer, alors un autre élément pouvait avoir protégé ses souvenirs et empêché leur total effacement : la force de son amour. Il lui semblait impensable que l'amour qu'elle éprouvait pour cet Angel ait pu naître le temps d'un simple rêve ou que, réel, il puisse être aboli sur simple décision, serait-ce de Dieu lui-même, sans qu'elle soit elle-même rayée de la surface de la terre. Tout son être lui semblait irréductiblement lié à Angel.

Ces conclusions tirées, elles renforcèrent Marie dans son impression d'être amputée d'une partie d'elle-même. On lui avait arraché ses souvenirs, soustrait l'objet de son amour. Privée de sa propre histoire, c'était une part d'elle-même qu'on lui avait ôtée, un exil d'elle-même qui lui était infligé. Absente et pourtant implacablement rivée au vide qui lui rongeait les entrailles, irrémédiablement fixée au manque qui lui broyait le cœur. Angel ... son amour, sa vie...


Angel et Marie - T. 1 - Prix du meilleur roman indé 2017, catégorie romanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant