Une pluie fine et glacée transperçait les manteaux des voyageurs et trempait leurs vêtements, à peine suffisants pour les garantir de l'humidité qui s'infiltrait jusqu'à leur peau.
Une vingtaine de personnes avançait péniblement, visages baissés vers le sol, les mains resserrées sur les manteaux pour tenter de conserver un reste de chaleur. La pluie se chargeait de glacer la troupe, quand le vent aux bourrasques irrégulières n'y suffisait pas. La forêt s'étendait tout autour d'eux, immense masse noire dans l'obscurité grandissante qui les engloutissait. Il fallait faire vite, hâter le pas, chacun craignant les loups et autres créatures sauvages tapies dans les profondeurs obscures. Ces bêtes sortaient toujours à la nuit tombée, c'était bien connu...
La pluie avait surpris les voyageurs en milieu d'après-midi, et la boue qui avait rapidement transformé les chemins en bourbier dangereusement glissant avait rendu la progression des plus difficiles dans cette partie du Trégor. Les chevaux eux-mêmes avaient dérapé à plusieurs reprises, menaçant leurs cavaliers d'un bain de boue forcé, de même pour la litière que deux d'entre eux portaient. Destinée aux longs voyages, elle était légère, étroite et courte, conçue pour une personne. Mais la jeune fille qui l'occupait n'était pas bien grande et s'en contentait. Elle était d'ailleurs la seule à être entièrement à l'abri de la pluie transperçante, confortablement emmitouflée dans ses fourrures et protégée par les épais rideaux, remparts efficaces contre les assauts du mauvais temps.
Et il n'épargnait personne, en ce froid novembre de l'an 1177. L'escorte anglo-aquitaine était composée essentiellement de soldats, quelques dames de compagnie dans une seconde voiture cahotante et mal isolée, et de valets obligés de descendre de la carriole à bagages pour maintenir les chevaux par la bride. Tous juraient silencieusement en pensant que sans ce temps exécrable, ils seraient déjà au sec depuis longtemps.
Enfin, le chemin boueux sortit de la forêt et s'en alla serpenter dans la campagne. Quelques lueurs se distinguaient de loin en loin, indices de métairies et autres masures isolées, parfois celles d'un kêr, petit hameau de taille variable, souvent composé d'à peine quelques chaumières. À des lieues en avant, pourtant, d'autres lumières attiraient l'attention des voyageurs comme un irrésistible aimant : celles d'un modeste château perché en haut d'une petite colline. C'était là le but à atteindre, la fin de cette éprouvante étape.
Il fallut encore une demi-heure à la troupe fourbue avant que la herse ne se refermât enfin derrière elle. Le château lui-même portait fièrement ses dimensions réduites, juché sur son promontoire, entouré de remparts et de douves peu profondes. La pluie avait cessé, mais les chemins mettraient toute la nuit pour se remettre de l'averse.
Dans la cour intérieure, les valets s'empressèrent d'écarter les rideaux de la litière, tandis que les dames de compagnies vérifiaient que le sol de terre battue ne présentait aucune flaque sur le chemin de leur maîtresse. De leur côté, les soldats confiaient les montures aux palefreniers accourus pour les conduire aux écuries.
Trois personnes apparurent alors sur le perron du château, que seules deux marches séparaient de la cour. Le premier était un jeune homme de dix-huit ans, vêtu avec simplicité mais au maintien noble. Une tunique d'un vert foncé, retenue par une ceinture de cuir, lui descendait au-dessus des genoux, sur des braies de la même teinte, enfoncées dans d'étroites bottes de cuir. Ses cheveux coupés aux épaules encadraient un visage à peine ombré de barbe, ouvert et avenant, aux traits réguliers. Il était entouré d'une femme d'âge mûr à la mine hautaine et d'un adolescent de quinze ans à l'air non moins renfrogné.
Quand la demoiselle descendit de sa litière, le jeune homme s'avança à sa rencontre et la salua en français d'un chaleureux « Bienvenue à Menezher, Madame ! ». La jeune fille lui adressa un doux sourire en acceptant son bras, et il la conduisit dans le hall d'entrée, où les dames de sa suite la débarrassèrent de son épais manteau.
— Je suis vraiment navré de ce temps épouvantable, s'excusa le jeune homme. J'espère qu'il ne vous a pas trop incommodée ?
— Non Messire, je vous remercie, répondit la demoiselle avec un ravissant sourire qui charma son hôte. Je n'ai point eu à trop souffrir de cette pluie, mais je ne puis en dire autant de mes gens...
— Rassurez-vous Madame, ils trouveront tout le nécessaire pour se sécher et se restaurer à leur aise.
— Merci pour eux, Messire.
La femme près d'eux montrant des signes visibles d'impatience, le jeune homme se rappela qu'il avait oublié de les présenter.
— Pardonnez-moi, j'en oublie les plus élémentaires bienséances. Je me nomme Jean de Menezher, seigneur de ces lieux, et voici dame Blanche de Menezher, seconde épouse de feu mon père, ainsi que son fils, sire Bertrand.
La femme plongea dans une digne révérence, empreinte de roideur, aussitôt imitée par son fils.
— C'est un honneur pour nous, dit-elle, que de recevoir sous notre humble toit notre très chère et très aimée duchesse de Bretagne.
La jeune fille la remercia d'un sourire courtois, avant de reporter son attention sur le jeune châtelain. Celui-ci la mena jusqu'aux appartements préparés à son intention, toujours avec la gracieuse petite main à son bras. Elle lui adressa un regard brillant de sympathie qui acheva de conquérir le jeune homme. Elle n'avait pas plus de seize ans, mais son petit nez pointu affinait de lui-même un visage encore un peu rond, au teint clair, où deux grands yeux marrons pleins de douceur posaient leur regard déjà réaliste sur le monde, eux-mêmes surmontés de sourcils droits qui rendaient un peu de sérieux à un regard trop tendre.
Quand il redescendit pour surveiller les préparatifs du souper, Jean laissa ses pensées galoper du côté de la jeune fille. Constance... S'il n'avait su jusqu'alors quelle opinion se faire de la toute jeune duchesse de Bretagne, il se savait à présent conquis définitivement par la douceur et la bonté qui émanaient de sa jeune personne.
La pluie s'était remise à tomber, remarqua-t-il. Curieusement, cela le réjouit. Il espérait bien garder ses hôtes le plus longtemps possible...
Peu après, Constance de Bretagne descendit souper, suivie de ses dames aquitaines. Elle avait changé sa robe froissée par le voyage pour une autre d'un rouge clair, près du corps et tombant droit, aux larges manches qui recouvraient une autre robe de corps plus fine aux manches serrées – la chainse –, le tout enveloppé d'une cape un peu plus foncée. Un léger voile, la guimpe, recouvrait ses cheveux nattés, maintenu en place par un tressoir – simple cercle de fer, mais finement ciselé et serti de quelques pierres.
Elle adressa le même sourire chaleureux au jeune homme, mais sa belle-mère, Blanche, s'empressa de monopoliser l'attention de la jeune fille, comptant bien rattraper le peu d'intérêt qui lui avait été accordé à son arrivée. Le repas fini, tous les voyageurs au complet regagnèrent leurs couches, éprouvés par cette longue journée.
Le lendemain, la pluie n'ayant pas cessé, Jean se rendit chez la duchesse pour lui proposer de rester un jour de plus. La petite escorte rejoignait alors Morlaix, prochaine étape de la jeune fille dans sa visite du duché.
En entrant, il eut la désagréable surprise de trouver sa belle-mère déjà dans la chambre.
— Bonjour, messire Jean, dit Constance en le voyant. Je suis bien aise de vous voir.
— Vraiment, Madame ? dit-il en s'inclinant, plus troublé qu'il ne l'aurait voulu.
— La soirée d'hier fut courte, hélas, mais je compte aujourd'hui sur votre compagnie.
— Vous restez donc ? fit-il sans pouvoir cacher sa joie.
— Oui, messire mon fils, intervint Blanche. Les routes sont encore trop impraticables.
Jean grimaça intérieurement en entendant cette femme l'appeler son « fils ».
— J'en conviens, Madame. C'est une sage décision.
Il se forçait à employer un ton courtois envers dame Blanche, afin de maintenir devant la duchesse et ses gens l'impression d'une bonne entente familiale.
— À présent, puis-je solliciter la grâce de m'entretenir un instant avec vous ? demanda-t-il à la jeune fille.
— Certainement, Messire, répondit Constance.
Elle fit signe à ses dames de les laisser. À un regard appuyé que lui lança Jean, Blanche comprit que cela s'adressait également à elle. Serrant les dents, elle se retira.
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La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1
Historical FictionDuché de Bretagne, 1196. Après des années passées à vivre parmi les gens du peuple, la jeune Yanna se retrouve convoquée un beau jour de 1196 par la duchesse Constance de Bretagne. Elle apprend soudain non seulement que la duchesse est sa mère, mais...