Chapitre 8

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... On a dû vous apprendre en quelle estime je tenais votre père, et combien son décès m'a affligée. Cependant il m'avait confié un secret que je vais maintenant vous transmettre. Je suppose en effet qu'à quinze ans, vous êtes assez mure et réfléchie pour en faire bon usage. En outre, je songe de plus en plus à vous faire venir auprès de moi à Nantes, sans doute dans les prochaines années... or ce que j'ai à vous dire doit être fait avant.

Ma très chère Jeanne, votre père m'avait montré, il y a de nombreuses années, l'entrée d'un souterrain qui court à l'intérieur du château de Menezher. Cette entrée se trouvait dans la chambre même de votre père. Pour l'ouvrir, il vous faut passer votre main sur le bord extérieur du linteau droit de la cheminée. Vous sentirez une légère aspérité, sur laquelle vous appuierez. Vérifiez bien que vous êtes seule. L'intérieur du linteau, dans la cheminée, s'ouvrira pour dévoiler un étroit passage.

D'après le sire de Menezher, ces souterrains parcourent une grande partie de ce château, et certains conduisent dans la forêt. Empruntez ce passage et trouvez ceux qui débouchent à l'extérieur, de façon à pouvoir vous y introduire depuis la forêt. Il va sans dire que personne ne devra en avoir connaissance.

Le père Kiger m'assure que vous avez un tempérament vif, éveillé et curieux. Je compte là-dessus afin que vous exploriez ces tunnels et trouviez les ouvertures qui permettent d'observer dans les différentes pièces du château. La tâche peut être dangereuse, je ne vous le cache pas. J'ignore en quel état sont ces passages, aussi je vous recommande de procéder avec la plus grande prudence. Mais l'enjeu de cette affaire est extrêmement important, Jeanne.

Vous devez trouver à quel endroit dame Blanche de Menezher cache une réserve de poisons. Ceux dont elle s'est servie pour assassiner votre père et votre grand-père. Vous ne le saviez sans doute pas, et cela m'attriste de devoir vous l'apprendre. L'heure est venue où vous êtes assez grande pour entreprendre ce que je ne puis faire moi-même.

Surtout, vous ne devez en aucun cas pénétrer dans les pièces du château à partir de ces souterrains ! Si quelqu'un vous apercevait, vous seriez en grand danger ! Votre observation devra se faire uniquement à l'abri derrière les ouvertures pratiquées dans les tunnels. Cela promet de longues heures d'attente, j'en suis consciente, mais sachez bien que si j'avais pu m'en charger à votre place je n'aurais pas hésité un instant. Hélas, je me vois dans l'obligation de vous imposer ce fardeau.

De même, ne cherchez surtout pas à vous venger. La vengeance appartient au Seigneur. Nous devons seulement trouver les preuves de ses forfaits afin que cette femme soit jugée par le tribunal des hommes. Une fois les poisons identifiés et testés, le tribunal pourra alors prononcer sa sentence et justice sera faite.

J'espère ne pas vous avoir trop effrayée, ma chère enfant, mais une fois de plus la nécessité d'agir me laisse bien peu de choix. C'est le devoir d'une duchesse, de prendre des décisions souvent difficiles et de les imposer contre son gré.

Prenez soin de vous Jeanne, dans l'attente de vous rencontrer enfin.

Constance, duchesse de Bretagne »

J'étais longtemps restée prostrée sur ma paillasse, la lettre entre mes mains tremblantes. Mon âme se trouvait complètement bouleversée par ces révélations. Le père Kiger m'avait révélé autrefois le nom de mon père, mais il n'avait jamais mentionné un assassinat...

Et voilà qu'il m'appartenait maintenant d'en trouver les preuves ! Cette lourde responsabilité m'écrasait les épaules. Puis, peu à peu, je m'étais redressée, animée par une résolution nouvelle. Je pensais jusqu'alors être le fruit hélas courant d'une liaison entre un seigneur et une paysanne, qui m'aurait ensuite abandonnée pour ne pas subir l'opprobre générale. Bien que cette raison supposée me fût parfaitement compréhensible, je n'en restais pas moins blessée par cet abandon. En outre, sachant le seigneur décédé, je n'avais jamais cherché à en savoir davantage.

Mais j'apprenais maintenant que ce père avait été assassiné ! Peut-être même ma mère avait-elle cherché à me protéger en m'éloignant d'elle ? Qu'était-elle devenue ? Mon intérêt pour mes origines venait d'être brusquement ravivé. Soudain, je n'éprouvais plus aucune rancune envers celle qui m'avait engendrée, dame Blanche semblant être la seule responsable de cette situation ! Mais un gouffre de questions hélas sans réponses me tourmentait depuis.

La duchesse de Bretagne avait raison : mon père devait être vengé ! L'immonde châtelaine qui régnait à ce jour sur ces terres m'avait volé mon enfance ! Naturellement, les bucherons avaient été exemplaires, me couvrant d'attentions et de bons conseils, mais rien ne peut remplacer l'affection d'un père ou d'une mère...

De cette dernière, il n'était d'ailleurs pas question. C'était l'une des choses dont je devais discuter avec la duchesse, le jour où je la verrais.

En attendant, je m'étais fait engager comme domestique au château, afin d'avoir accès aux chambres de la demeure. J'avais identifié sans mal celle de mon père : la pièce était restée fermée depuis toutes ces années, sans que personne n'y eût touché quoi que ce soit. Elle n'était pas condamnée à proprement parler, mais chacun l'évitait avec une crainte superstitieuse.

Grâce aux indications de la lettre, j'avais trouvé sans mal le mécanisme de la cheminée et m'étais engouffrée dans l'étroit passage, que j'avais refermé derrière moi à la force des bras. Le tunnel était assez haut pour qu'un adulte pût y tenir debout, mais trop étroit pour deux hommes de front. Munie d'une lampe à huile – pour éviter la fumée d'une torche – j'avais commencé mon exploration... J'avais remonté patiemment les différents boyaux humides et glacials, fait plusieurs fois demi-tour, et me serais probablement perdue si je n'avais pris la précaution de marquer mon passage par un signe à la craie sur les parois. Pourtant, malgré leur ampleur, je commençais déjà à imprimer le plan des souterrains dans mon esprit. Enfin, je trouvai ce que je cherchais : un tunnel qui remontait vers la surface pour déboucher entre les racines d'un chêne vénérable. Même dans la nuit, je reconnus aussitôt l'endroit.

Dès lors, je quittai le château pour ne plus y revenir – du moins au vu de tous. Mes seules incursions se firent à partir des souterrains, que je mis un point d'honneur, jour après jour, à mémoriser dans leur ensemble. Ils n'eurent bientôt plus aucun secret pour moi.


La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant