Chapitre 6

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Yanna. C'est ainsi que m'appelèrent dans leur langue les bûcherons qui m'élevèrent. C'étaient certes des gens de peu, mais leur isolement autant que leur condition assuraient la discrétion nécessaire à ma venue. Je connus ainsi les privations et l'inconfort d'une vie modeste, mais aussi les joies simples de grimper aux arbres ou sauter à pieds joints dans les ruisseaux. J'étais une enfant curieuse de tout et dégourdie, bien que solitaire. Peut-être notre cabane isolée dans la forêt me coupait-elle des autres enfants du village, toujours est-il que je ne me sentais guère attirée par leurs jeux et leur compagnie. Seul Loeiz, le fils du forgeron, retint mon attention. Je parlerai de notre rencontre dans un autre temps.

Je ne me lassais pas d'explorer la forêt pour bientôt la connaitre sur le bout des ongles. Ma demeure s'étendait ainsi bien au-delà de notre cabane ! J'habitais peut-être le plus vaste des palais de ce monde : chaque branche était un escalier, chaque bosquet une nouvelle chambre, les frondaisons autant de balcons pour admirer mon domaine. Naturellement, je n'étais pas seule à l'habiter. Il me fallait compter avec mes colocataires, loups, sangliers, lapins, furets, moineaux,... Je me tins toujours soigneusement à l'écart des plus dangereux, qui me le rendirent bien. Loeiz, que j'entraînais dans mes promenades, tentait de se rassurer en marchant scrupuleusement dans mes pas.

Je ne m'étendrai pas plus sur mes jeunes années, ce n'est pas l'objet de mon récit. Je dirai seulement qu'elle fut heureuse, bien que fort simple. Ce fut lors de ma dix-huitième année que ma vie bien calme prit un nouveau tournant. Fort abrupte. Ma mère adoptive mourut soudain, rejoignant ainsi son mari. La douleur qui m'affecta me tint recluse plusieurs jours dans notre chaumière, abattue, apitoyée sur mon sort, jusqu'au jour où Loeiz vint frapper avec insistance à ma porte pour me tirer de ma léthargie. La nouvelle dont il était porteur devait offrir une diversion bienvenue à ma peine : en apprenant la mort de ma mère adoptive, la duchesse avait envoyé dame Berthe et son peu respectueux garde du corps à Menezher, avec la mission de proposer à sa fille de rejoindre enfin la cour bretonne...

Tandis qu'ils approchaient du village, la dame se demandait à quoi pouvait ressembler le petit nourrisson qu'elle n'avait fait qu'entrevoir, dix-huit ans plus tôt. La dame s'inquiétait un peu de certaines informations données au fil des ans par le père Kiger. Il leur assurait que je faisais preuve de beaucoup de vivacité et d'indépendance. Ce dernier mot avait bien un peu inquiété la bonne dame... Sans compter que je portais habituellement des vêtements d'homme, bien plus commodes au quotidien. Ayant appris à vivre avec la nature, à côtoyer les différents hôtes des bois, j'avais développé un esprit libre et indépendant qui ne manquerait pas de se heurter au carcan imposé par la cour. À dix-huit ans, j'étais trop âgée pour être encore façonnée, pensait-elle. Mon adaptation risquait de prendre plusieurs mois, si ce n'était plusieurs années !

Quand elle s'ouvrit de ses inquiétudes à son compagnon de route, celui-ci lui répondit en souriant benoîtement :

— Attendez donc de la rencontrer. Je suis certain que vous vous entendrez à merveille !

La petite étincelle de malice qui brillait dans ses yeux ne la rassura guère.

La nuit n'était pas encore complètement tombée quand dame Berthe et Étienne Penen arrivèrent enfin à la petite église où officiait le père Kiger. Le valet frappa à la porte du presbytère, et peu après celle-ci s'ouvrit pour laisser apparaître le mince visage du curé. Âgé d'une cinquantaine d'années, ses traits reflétaient la bonté et la générosité de son cœur, mais son regard aigu témoignait d'une intelligence vive et toujours en alerte.

Il fit signe à ses visiteurs d'entrer et de s'asseoir sur les deux seules chaises de la petite pièce qui lui servait de cuisine. Un rideau la séparait de la seconde pièce, la chambre.

— Demain dès l'aube, j'enverrai quelqu'un prévenir Yanna, annonça-t-il. Sans doute Loeiz. Pour l'heure, j'ai mis un peu de potage de côté à votre intention, mais je crains qu'il n'aie quelque peu refroidi...

Étienne adressa à dame Berthe un regard signifiant « Je vous avais bien dit de vous presser », et la dame haussa les épaules. Rompue de fatigue, elle ne demandait qu'à aller se coucher, même sur la mince paillasse mise à leur disposition.

Le lendemain, les deux voyageurs n'étaient pas plutôt levés, après avoir réparé par une bonne nuit les fatigues de la route, que des coups répétés se firent entendre à la porte du presbytère. Le père Kiger alla ouvrir, tandis que ses hôtes se hâtaient de mettre de l'ordre dans leurs tenues.

Je pénétrai lentement dans la pièce, Loeiz sur mes talons.

— Soyez les bienvenus, nous salua le curé. Entrez, je vous en prie. Je vous présente dame Berthe de Lansioul, suivante de notre duchesse Constance, et Étienne Penen, son guide et protecteur.

L'intéressé sourit à cette présentation, tandis que la dame secouait la tête. J'avais déjà rencontré Étienne en une autre occasion, mais me contentai d'hocher la tête à leur intention, toujours abattue, peu encline aux bavardages.

Nous nous avançâmes en refermant la porte derrière nous. Loeiz était un garçon de grande taille, arborant une épaisse tignasse d'un blond foncé, de grands yeux noisette éclairant son visage avenant. Pour ma part, j'étais de taille moyenne, dotée d'un visage aux traits agréables, aux pommettes hautes et au nez fin. Mes yeux, d'un bleu tirant sur le gris, étaient surmontés de sourcils droits et bas sur les yeux, me donnant un air déterminé et sûr de moi. Mes longs cheveux bruns, noués en une natte, tombaient dans mon dos. Comme à mon habitude, je portais une tenue d'homme composée d'une élégante tunique gris perle descendant sur les genoux, et de braies de la même teinte, avec un poignard au côté. De courtes bottes en daim étaient lacées autour du pantalon étroit, et un léger manteau qui s'arrêtait à la taille était jeté sur mes épaules. Ces vêtements n'étaient pas ceux d'une simple paysanne ; dame Berthe constata avec satisfaction que la pension versée par la duchesse me parvenait bien.

La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant