Chapitre 5

330 25 5
                                    


— Ne pouvez-vous presser le pas, dame Berthe ?

— Un peu de respect, je vous prie, Étienne ! Je ne suis point une fille de ferme ! Et de plus, je n'ai plus vingt ans.

— Oh, vous en êtes encore si proche..., répartit le valet, taquin.

— Vil flatteur, voulez-vous vous taire !

Son compagnon éclata de rire et la dame soupira en levant les yeux au ciel. Tous deux savaient que Constance laissait une liberté de ton certaine à son homme de confiance, et Berthe éprouvait en son fort de la sympathie pour lui. Sa bonne humeur, son assurance et sa force en faisaient un compagnon de voyage aussi agréable que rassurant. Si elle le rabrouait, c'était davantage pour la forme.

En ce printemps 1196, Étienne Penen était devenu un grand gaillard de quarante-cinq ans, avec une large carrure et un visage ouvert qui reflétait amabilité et générosité. Dame Berthe de Lansioul frôlait quant à elle les trente-cinq ans, et n'avait rien perdu de sa taille élancée et de son regard vif.

Dix-huit années avaient passées depuis la dernière fois qu'Étienne était venu dans ces parages pour la première fois. La troupe escortant leur duchesse avait fait halte au château de Menezher, en pleine nuit, sous une pluie battante. Bien des années plus tard, le paysage était nettement plus accueillant. La forêt semblait éclaircie, le chemin de terre était sec, de nombreux pépiements leur parvenaient des sous-bois.

Le valet éperonna son cheval, forçant la dame à faire de même pour ne pas se laisser distancer.

— Allons, dit Étienne, vous voyez bien que vous pouvez presser le pas. La nuit va tomber, j'aimerai autant être rendu d'ici là.

— Bien sûr que je le peux, messire le rustre ! Je me laissais simplement distraire par la beauté de cette forêt. Regardez ces frondaisons !

— Certes, tout cela est magnifique, mais je vous rappelle l'heure tardive...

— C'est bien, c'est bien ! J'arrive, vous voyez bien !

Son compagnon retint un sourire, et consentit à profiter également de la beauté de la nature environnante. Berthe repensa à la jeune femme qu'ils venaient chercher jusqu'ici, c'est-à-dire moi-même...

Il est temps de reprendre la main sur mon récit. Je me nomme Jeanne de Menezher, fille naturelle de la duchesse Constance de Bretagne.

Elle m'avait prénommée ainsi en mémoire de son amant tant aimé, si vite disparu. Dès ma naissance à l'abri d'un couvent, Constance reçut la visite du père Kiger, arrivé tout droit de Menezher. Le bon père tenta de la consoler de la perte de son unique amour comme il put, puis lui révéla la raison de sa venue : dès qu'il apprit la grossesse de Constance, Jean fit établir un testament en faveur de l'enfant à naître, dans le cas où il n'aurait pas d'autre descendance. Il faisait ainsi de moi la seule héritière du château et des quelques terres lui appartenant.

Mais dame Blanche eut vent de ce testament et s'empressa de le détruire après sa mort. Heureusement, Jean en avait fait une copie qu'il avait confiée au curé. C'était cette copie, garante de mes droits, qu'il venait porter à Constance, à l'abri dans un petit coffret. La duchesse comprit que si dame Blanche venait à apprendre l'existence de ce double, ma vie serait en danger.

Elle en vint à la conclusion que le meilleur moyen de me protéger était de me cacher là où cette maudite femme ne penserait jamais à me chercher : tout près de chez elle, chez des gens de peu. Et puis, de cette façon, je découvrirais en même temps les terres de mon père...

C'est ainsi que le père Kiger repartit avec moi dans ses bras. Les bûcherons à qui il me confia m'élevèrent dans cette forêt de Menezher où ils habitaient, au grand air, loin des contraintes et des dangers de la cour. Si le curé me révéla plus tard l'identité de mon père, il garda en revanche le secret sur celle de ma mère, sans s'expliquer.

En ce qui concernait Blanche et son fils Bertrand, chassés par la duchesse, ils n'avaient pas reparu à la cour bretonne. Constance ignorait ce qu'ils étaient devenus et s'en moquait bien. Sans doute étaient-ils retournés sur les terres de Menezher si chèrement acquises... La duchesse gardait cependant une vague inquiétude à leur égard. Si la dame, croyant le testament détruit, n'avait plus rien à craindre de l'enfant, elle demeurait furieuse d'avoir été renvoyée de la sorte et aurait été ravie de pouvoir nuire à la duchesse...

La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant