— Demat deoc'h, dit Loeiz en les saluant de la tête.
— Bonjour Madame, Messire..., dis-je avec circonspection, du bout des lèvres.
Les traces du deuil assombrissaient encore mon esprit. Je gardais envers les nouveaux venus une réserve prudente, dans l'attente. Dame Berthe, bien au contraire, sourit de toutes ses dents en découvrant sa petite protégée – ainsi qu'elle me considérait déjà. Un grand sourire engageant aux lèvres, elle alla prendre mes mains dans les siennes et les serra vivement, les larmes aux yeux.
— Ma petite, comme vous avez grandi ! Dites-moi comment vous vous portez !
— Le mieux du monde, Madame, répondis-je sobrement. Je vous présente Loeiz, le fils du forgeron du village, un ami de longue date. Il va m'accompagner à la cour.
— Si cela ne vous dérange pas..., avança le jeune homme.
— J'y compte bien ! lançai-je gravement. Je ne pars pas sans lui, c'est à prendre ou à laisser.
Le père Kiger adressa un regard éloquent à la dame et au valet.
— Cette demoiselle a l'habitude de décider elle-même de sa vie, leur annonça-t-il. Elle est réfractaire à toute convenance...
Dame Berthe mit les poings sur ses hanches, visiblement contrariée.
— C'est qu'il n'est pas attendu à Nantes, j'ignore si la duchesse...
— Madame, je ne veux point vous causer de soucis, intervins-je plus doucement pour l'amadouer. Tenez, si cela peut vous rassurer, je voyagerai en robe.
La dame se demandait en effet comment réagirait la duchesse en voyant sa fille ainsi vêtue. Elle fut soulagée de cette bonne volonté, mais Étienne affirma aussitôt le contraire :
— Allons, dit-il, ne vous inquiétez point pour nous, demoiselle Yanna. Vous pouvez rester telle que vous êtes pour le voyage, cela ne nous dérange pas. Cette tunique est ma foi fort élégante, et vous sied à merveille...
Je devins alors songeuse.
— Peut-être, vous, allez-vous pouvoir m'expliquer... Depuis toujours, madame la duchesse semble me porter une attention particulière, puisqu'elle prend la peine de me faire tenir une pension. Le père Kiger n'a jamais voulu m'expliquer pourquoi. D'après ce que m'ont dit mes parents adoptifs, elle n'avait vu mon père qu'une fois, et très brièvement. Alors pourquoi ? Par simple sollicitude envers une orpheline ? Et pourquoi ne m'a-t-elle pas plutôt confiée à ma mère ? Est-elle morte ?
— Ma chère petite, fit Berthe à la fois attendrie et désolée, je crois que la duchesse Constance vous répondra elle-même. Ce sera même l'une des premières choses qu'elle fera quand vous la verrez. Vous êtes assez grande, à présent...
Étienne jeta un regard furtif à Loeiz.
— Ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. Yanna m'a raconté tout ce que le père Kiger lui avait dit sur ses origines.
— Vous êtes donc si proches ? demanda Berthe en fronçant les sourcils.
La dame voyait d'un mauvais œil un tel rapprochement entre sa protégée et ce garçon, au point que je prétendisse l'emmener avec moi. J'étais était en âge de me marier, il fallait être vigilant...
— Nous sommes simplement amis, Madame, coupai-je avec raideur. En tout bien tout honneur.
— Je l'espère. Dame Constance n'aimerait pas... Vous êtes fils de charpentier, c'est cela ?
— De forgeron, Madame.
— Oh, Berthe, je vous en prie ! intervint Étienne. Il n'y a rien de mal à nouer une amitié ! De toute façon, il est temps de nous mettre en route.
Cinq minutes plus tard, j'enfourchais une belle jument de trait alezane, achetée par mes soins grâce à la pension de la duchesse. Cette jument était plus légère que les chevaux de traits habituels, davantage taillée pour les voyages que pour tirer la charrue. Je l'avais appelé Rousig en raison de sa robe qui tirait sur le roux. Le cheval de Loeiz était plus lourd, mais ferait bien l'affaire pour le voyage.
Notre petite troupe se mit en route, après avoir adressé des « au revoir » chaleureux au père Kiger. Je chevauchais au côté d'Étienne, l'humeur toujours assombrie et l'esprit un peu inquiet concernant ce qui m'attendait. Nous devancions Loeiz et dame Berthe, qui montait à califourchon.
Cette dernière avait pu constater avec plaisir que je parlais parfaitement le français, que le père Kiger avait tenu à apprendre à la fille de la duchesse. Puis Loeiz, intrigué par les mots étrangers que je lui sortais, avait rejoint les cours. Mais il avait vite regretté sa curiosité devant les difficultés d'un tel apprentissage ! Pourtant, je l'avais patiemment rassuré, encouragé, et il avait finalement réussi à le parler aussi bien que moi, en gardant simplement un fort accent.
Nous entrâmes au pas dans la forêt, gênés par l'étroitesse du chemin. Tandis que nous progressions au milieu des arbres vénérables, je songeais avec mélancolie que je quittais peut-être définitivement la forêt et le village qui m'avaient vu grandir. Dès que Loeiz était venu me prévenir, la veille, j'avais senti que ma vie jusqu'alors sans histoire allait prendre un tournant radical. Encore plus décisif que celui opéré il y a trois ans, quand j'avais reçu l'unique lettre envoyée par la duchesse de Bretagne... C'était ce valet, Étienne, qui me l'avait portée, en me recommandant de bien la détruire après l'avoir lue. Ce que j'avais fait.
Depuis trois ans, j'attendais ce moment... La mort de ma mère adoptive me causait certes un chagrin immense, mais cela avait au moins décidé la duchesse à m'appeler auprès d'elle. Et j'espérais bien obtenir des réponses à mes nombreuses questions...
J'avais tant lu et relu cette lettre que j'en connaissais chaque mot par cœur :
« Chère Jeanne,
J'espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé, ainsi que vos parents adoptifs. Vous savez peut-être que le père Kiger me fait régulièrement parvenir de vos nouvelles ? D'après ses derniers messages, je juge qu'il est temps pour moi de vous en dire davantage.
...
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La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1
Historical FictionDuché de Bretagne, 1196. Après des années passées à vivre parmi les gens du peuple, la jeune Yanna se retrouve convoquée un beau jour de 1196 par la duchesse Constance de Bretagne. Elle apprend soudain non seulement que la duchesse est sa mère, mais...