Le trajet du retour par le souterrain fut avalé à toute allure, plus vite encore que je ne l'avais jamais fait. Je retrouvai mon chemin dans la forêt avec la même aisance qu'à l'aller, et une demi-heure plus tard nous frappions à la porte du père Kiger pour récupérer nos montures.
— Déjà de retour ? s'étonna le curé en nous ouvrant. Vous avez déjà trouvé les poisons ?
— Non mon père, mais nous avons appris quelque chose de bien autrement effrayant ! dis-je. Il faut que nous rejoignions au plus vite notre duchesse !
— Mais vos chevaux sont à peine remis... Si vous voulez brûler les étapes comme il me semble, vous feriez mieux d'en louer à des relais. Mais d'abord, entrez et racontez-moi tout.
Nous nous assîmes sur les quelques chaises du logis, puis je rapportai brièvement ce que nous avions entendu. À notre grande surprise, le père Kiger éclata de rire.
— Mes pauvres enfants, il n'y a rien à craindre ! fit-il. L'histoire de cette coupe n'est qu'une légende, rien d'autre, et ces deux-là sont bien sots d'y croire. Ils auront beau fouiller chaque pierre du château, ils ne trouveront rien ! Mais cela explique pourquoi dame Blanche voulait le posséder à tout prix...
— Qu'est-ce que cette histoire, mon père ? demandai-je, plus rassurée bien qu'un peu décontenancée.
— Cela remonte à la lointaine époque des invasions vikings, commença le curé. Le dernier roi de Bretagne, Alain le Grand, les combattit tant et si bien qu'il réussit à les chasser. Mais à sa mort, les Normands revinrent à nouveau, plus agressifs que jamais. Tous les nobles et les ecclésiastiques du royaume prirent la fuite, laissant les pauvres paysans à la merci de ces brigands. Ceux-ci s'emparèrent sans peine du royaume et le pillèrent tout à leur aise, pendant plusieurs dizaines d'années. Jusqu'à ce jour où le petit-fils d'Alain le Grand, appelé Alain Barbe Torte, se décida à revenir. Il combattit les Vikings trois ou quatre années durant, avant de se rendre enfin maître de l'ancien royaume. C'est pendant cette période que ton ancêtre, Yanna, s'illustra aux côtés de Barbe-Torte. Il se montra le plus vigoureux, le plus brave et le plus audacieux dans la bataille, au point qu'on le surnomma le Her, le hardi. Quand, une fois la paix revenue, il fit bâtir son château sur sa colline, c'est ce nom qu'il lui donna. Et qui est devenu le nom de famille de ses descendants, Menezher, le mont hardi.
— J'avais entendu parler de cette légende... Il me semble l'avoir déjà entendue lors de veillées au coin du feu. Mais la coupe, dans tout cela ?
— Cet ancêtre, dont d'ailleurs j'ignore le nom, avait accumulé un butin assez considérable à force de piller les campements vikings. Parmi maints objets précieux se trouvait une coupe en or, sertie de pierreries. On suppose qu'elle fut offerte en offrande à un monastère par quelque riche seigneur, et que ce monastère fut pillé par les Vikings. Quoi qu'il en soit, cette coupe excita l'admiration et la convoitise de ses compagnons, aussi ton ancêtre préféra-t-il la cacher dans son château quand il fut construit. Or un objet aussi merveilleux ne pouvait qu'avoir une histoire merveilleuse ! Bientôt une légende naquit, racontant que quiconque buvait à cette coupe devenait invulnérable, et qu'il fallait trouver là l'explication de la formidable audace de ton ancêtre.
— Serait-ce vrai ? demanda Loeiz, les yeux écarquillés.
Le père Kiger rit doucement.
— J'en doute ! Personne ne semble prendre en compte le fait que cet homme faisait déjà preuve d'audace bien avant de trouver la coupe !
— Donc, cette coupe existe bel et bien ? repris-je.
— Rien n'est moins sûr. C'est seulement une histoire qui court au village, le genre de légende que les anciens racontent aux veillées. Si elle existe, il est certain en tout cas qu'elle ne possède aucun pouvoir... Il est stupide d'y croire autant que le font dame Blanche et son fils.
— Au point d'avoir tué deux seigneurs pour s'assurer de la trouver..., ajoutai-je sombrement. Mon père et mon grand-père étaient-ils au courant ?
— Je l'ignore... Ce que je sais en revanche, c'est qu'il est inutile d'éreinter vos chevaux sur les routes pour cela. Acceptez mon hospitalité cette nuit, et demain vous pourrez reprendre la route.
Nous acceptâmes la proposition. Bien qu'épuisés par les longues heures de chevauchée des jours précédents, nous discutâmes longuement de cette étrange légende attachée à ma famille avant de nous coucher. Mais une fois étendus sur des couvertures à même le sol, nous nous endormîmes en un rien de temps.
Le lendemain matin, je se réveillai plus tard que d'habitude, profitant de ce répit pour récupérer des forces. Je ne m'attardai pas néanmoins, consciente de mon devoir de prévenir la duchesse. Loeiz et le curé me rejoignirent alors que j'avalais un morceau de pain beurré accompagné d'un peu de lait.
— Au fait, dis-je, nous n'avons pas vu le fils de Bertrand. Il vit toujours ici ?
— Bien sûr, répondit le père qui s'apprêtait à sortir. Thomas n'a que quinze ans. Mais il déteste sa grand-mère et s'arrange le plus souvent pour passer la nuit chez des fermiers des environs. Il part tôt et rentre tard, occupant son temps à se promener ou à rendre visite aux paysans. Il a noué de nombreux liens avec eux, vous savez. Ce qui agace passablement dame Blanche, d'ailleurs ! Elle dit qu'en ce qui concerne les paysans, il ne devrait se soucier que des revenus qu'ils lui procurent.
— À vous entendre, il ne ressemblerait guère à son père ! fis-je, peu convaincue.
— Il le connait à peine... Messire Bertrand passe son temps à la cour anglaise, et ne revient que rarement pour saluer sa mère. Cette attention m'étonnait à l'époque, mais nous savons maintenant qu'il attendait des nouvelles de la coupe. C'est dame Blanche qui s'est chargée d'élever Thomas, mais il a fini par se détacher d'elle. Avec le temps, ils s'entendaient de moins en moins, et maintenant il l'évite ostensiblement. Il lui arrive de me rendre visite de temps en temps...
Je savais ce jeune homme doué d'un bon cœur et de nobles dispositions, mais la répugnance que m'inspirait son lien avec les propriétaires du château me semblait insurmontable.
— Je suis désolée, mon père, coupai-je, mais je ne puis rien éprouver d'autre que de la méfiance pour le fils de mon oncle.
— Pour ton cousin.
— Je répugne même à l'appeler ainsi. Car après tout, Bertrand n'était même pas le frère de mon père. Ils n'avaient pas la même mère.
— Je n'ai guère d'amitié non plus pour ton oncle, Yanna. Mais je t'assure que tu devrais attendre de rencontrer Thomas avant de le juger.
— Je n'en vois pas l'utilité. Il m'est déjà arrivé de le croiser au village et de constater qu'il semblait un jeune homme honorable, mais je ne tiens pas à le connaître davantage. D'ailleurs, il n'a jamais pris la peine d'aller en forêt rendre visite à mes parents adoptifs.
— Il est encore jeune... Cela dit, ajouta le curé en soupirant, vous n'avez pas vingt ans, vos cœurs ne sont pas encore assez ouverts au pardon, trop enclins aux rancunes injustifiées...
Je haussai les épaules et me dirigeai vers la porte, emportant avec moi un sac contenant des vivres pour la route. Loeiz m'emboîta le pas, poussant intérieurement un profond soupire en songeant aux longues heures de chevauchée qui nous attendaient...
Son unique consolation était qu'il allait se trouver seul avec moi, pour qui il éprouvait une attirance certaine. Cela, il le reconnaissait maintenant volontiers. Mais s'il gardait le silence, c'est qu'il préférait ne pas risquer de briser notre belle amitié pour un faible peut-être passager... Le jeune homme, en plein questionnement sentimental, attendait de voir comment les choses allaient évoluer – si tant est qu'elles le fissent – avant de se risquer à une quelconque déclaration.
Réprimant une profonde lassitude, il se remit en selle...
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La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1
Historical FictionDuché de Bretagne, 1196. Après des années passées à vivre parmi les gens du peuple, la jeune Yanna se retrouve convoquée un beau jour de 1196 par la duchesse Constance de Bretagne. Elle apprend soudain non seulement que la duchesse est sa mère, mais...