Chapitre 10

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Constance nous attendait dans le salon attenant à sa chambre, debout au milieu, dans une robe cintrée d'un bleu pâle qui s'accordait à son teint. Sa guimpe enrobait son visage, cachant ses cheveux et sa gorge. Depuis qu'elle avait été prévenue de notre arrivée, elle se retenait d'arpenter le salon de long en large, mais ne pouvait empêcher ses mains de se serrer nerveusement.

Son regard se posa immédiatement sur moi quand nous entrâmes, et son cœur fit un bon. J'avais le même regard que Jean, fier et déterminé...

Chacun la salua à son tour, Loeiz nettement plus intimidé que ses compagnons. Rougissant malgré lui, il tenta de se dissimuler un peu derrière Étienne. Mais Constance n'avait d'yeux que pour moi. Elle ne s'arrêta même pas au fait que j'étais vêtue en homme, dans mes élégants habits gris.

Pour ma part, je détaillais la souveraine de Bretagne avec intérêt, tout en restant sur ma réserve. Bien que cette femme veillât sur moi depuis ma plus tendre enfance, en définitive je ne savais rien d'elle ni de ses motivations.

— Comme vous avez grandi, Jeanne..., dit la duchesse à mi-voix. Je ne vous aurais presque pas reconnue...

— Presque, Madame ?

— Vous avez les yeux de votre père...

Je restai silencieuse, surprise par l'émotion que je lus dans le regard de la duchesse.

— Avez-vous fait bonne route ? enchaîna aussitôt Constance pour masquer son trouble.

— Tout à fait Madame, mais je préférerais que vous m'appeliez Yanna, si vous le permettez. C'est ainsi que l'on m'a toujours appelée, chez moi.

— Soit, je n'y vois pas d'inconvénient, sourit la duchesse.

— D'autre part, j'aimerais en savoir plus au sujet de mon père, justement, continuais-je, ne perdant pas de vue mes objectifs. Et aussi à celui de ma mère. Je suis ici surtout pour avoir des réponses.

— Vous les aurez, ne vous inquiétez pas, répondit Constance en gardant le sourire, ignorant mon ton un peu cavalier.

Elle songea que personne ne m'avait appris les manières fleuries de la cour, après tout. Ma mère avait aussitôt senti qu'elle ne ferait pas de moi une douce et tendre dame, occupée à broder au coin du feu en attendant sagement son époux parti guerroyer. J'étais faite d'un autre bois, celui des femmes actives et déterminées. Surtout déterminée. La duchesse ne s'en sortirait pas avec des faux-semblants, j'exigerais des réponses claires. Tant mieux, soupira-t-elle. Il lui tardait plus que tout d'enfin pourvoir avouer la vérité à cette enfant chérie qu'elle connaissait à peine.

— Des chambres ont été préparées à votre intention, reprit Constance en parcourant les voyageurs du regard. Mais dîtes-moi, qui est ce jeune homme ?

Loeiz rougit soudainement, mortifié de se retrouver soudain au centre de l'attention.

— Loeiz Karnelez, un de mes amis, Madame, le présentais-je. Il a accepté de m'accompagner.

— Bienvenu à Nantes, Messire, le salua la duchesse sans autre commentaire – elle interrogerait davantage Étienne en privé à son sujet. Je suppose que vous devez avoir faim, ajouta-t-elle à l'adresse du groupe. Le dîner sera servi dans une heure. On va vous conduire à vos chambres. Cet après-midi, Yanna, nous aurons tout le temps de parler...

Je hochai la tête en signe d'accord, puis nous nous retirâmes après une nouvelle révérence. Constance se rassit dans son fauteuil, le cœur battant. Elle avait l'habitude de cacher ses émotions en public, y compris dans les situations les plus délicates. Cela faisait une quinzaine d'années qu'elle gouvernait le duché de Bretagne par elle-même, depuis le décès de son époux. Les belles phrases polies et courtoises, les sourires avenants, les hochements de tête encourageants, tout cela faisait partie de ce rôle qu'elle avait appris à jouer, année après année.

Cependant, revoir l'enfant dont elle s'était séparée au berceau la bouleversait totalement. Sa vue avait déclenché en elle une cascade de souvenirs anciens qui déferlaient depuis et menaçaient de la submerger. Sa gorge se nouait, des larmes lui montaient aux yeux. Il fallait pourtant qu'elle se contrôlât, elle ne pouvait se permettre de paraître au dîner avec les yeux rougis !

Elle pensait pourtant avoir oublié ce tragique amour de jeunesse, au fur et à mesure que les traits de Jean s'estompaient dans sa mémoire... Mais dix-huit ans plus tard, sa fille venait de les lui rappeler, à travers ce regard sombre hérité de son père.

Constance se souvenait à présent parfaitement de cet instant où son existence jusqu'alors supportable avait sombré dans un abîme de souffrance. Elle retrouvait le souvenir de l'atroce douleur qui lui avait transpercé le cœur, horrible au point d'avoir souhaité l'oubli de la mort. Elle aurait voulu quitter ce monde plein de tourments pour le rejoindre, lui, mais seule l'inconscience avait bien voulu d'elle. Elle ne se souvenait de rien entre le moment où elle avait appris la nouvelle de la mort de son aimé, et celui où elle s'était réveillée dans son lit, le visage anxieux de dame Berthe penché au-dessus d'elle. Alors la douleur était revenue, plus intense encore, et elle avait passé des heures à pleurer abondamment dans son lit. Seule la pensée de cette petite vie qui grandissait en elle l'avait aidée à ne pas se laisser entraîner par la vague du désespoir.

Constance eut beau lutter, les larmes débordèrent et strièrent ses jouespâles. Elle était loin, la jeune fille un peu naïve et effrayée, qui venait enpleine nuit chercher le réconfort dans les bras d'un jeune châtelain ! Endix-huit ans, la duchesse s'était considérablement affirmée et menait son duchéd'une main ferme. Ses joues rondes s'étaient creusées, des rides de soucisétaient apparues sur son front. Bien que délivrée de la tutelle de son époux,elle était passée par de nombreux moments de doute, d'inquiétude et d'angoisse...

La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant