Chapitre 19

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Constance posait sur la grande salle un regard vide, plongée dans ses pensées. Son esprit bouillonnait encore à la suite des longues audiences qu'elle avait données dans la matinée, succession de plaintes et de revendications de la part de bourgeois ou de nobles. Durant trois heures, la duchesse avait arbitré les litiges et pris en compte les doléances du mieux qu'elle pouvait, malgré son cerveau qui criait grâce. Elle devait pourtant se plier à son devoir de souveraine, aussi pénible et fatiguant cela fût-il...

Le dîner lui avait accordé une pause bienvenue, suite à quoi la cour s'était de nouveau réunie dans la grande salle. Il s'agissait cette fois d'occuper le temps plus agréablement, en bavardage et travaux d'aiguille. La pluie qui se déversait dans les rues de la ville décourageait toute promenade, mais Constance n'avait guère envie de mettre le pied dehors, de toute façon. À trente-cinq ans, elle se sentait lasse, accablée par toutes ces responsabilités qu'elle seule pouvait endosser.

Les bavardages légers et insouciants de ses dames de compagnie auraient pu la distraire, si son esprit embrumé lui en avait laissé la possibilité. Hélas, elle ne pouvait occulter les soucis qui l'assaillaient, trop graves pour lui permettre de se laisser aller.

Quelques jours plus tôt, elle avait réuni l'assemblée des barons à Rennes afin de faire reconnaître son fils Arthur comme duc de Bretagne. Toute l'assemblée, députés de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie, avait solennellement fait allégeance au jeune garçon, intronisé sous le nom d'Arthur Ier.

Cette décision, naturelle en apparence, risquait en réalité de se révéler lourde de conséquences. Il ne s'agissait certes pas des espérances secrètes de Bertrand de Menezher, dont Constance ne se souciait guère. Quand Yanna était revenue à Nantes pour lui apprendre la nouvelle, la duchesse n'y avait vu que superstition indigne de bons chrétiens. Elle était en tout point d'accord avec le père Kiger, qui assurait qu'il n'y avait aucun risque de voir ses ambitions se réaliser. Néanmoins, elle s'était promis de chasser l'impudent de sa cour s'il avait l'audace de reparaître.

Non, ce qui préoccupait davantage la duchesse de Bretagne, c'était la réaction du roi Richard. Celui que l'on appelait « Cœur de Lion » risquait fort de ne pas apprécier ces velléités d'indépendance... Elle avait fait reconnaître son fils sans l'avoir consulté, comme la souveraine indépendante qu'elle se voulait être. Constance savait que son époux écarté se plaignait déjà depuis un moment de sa situation auprès du roi. Ce dernier n'était pas intervenu jusqu'à présent, mais il pouvait en décider autrement à tout moment. Elle ne serait alors pas de taille à lui résister.

Il n'en avait pas été ainsi avec son premier mari, pourtant. Elle avait laissé Geoffroy mener le duché sans rien dire, en bonne épouse soumise et docile. Une fois veuve, peut-être la mort d'Henri II avait-elle libéré la jeune femme de ses craintes. Peut-être aussi l'âge l'avait-il rendue plus forte, plus sûre d'elle. Elle n'était plus une petite jeune fille abandonnée de tous et ballotée par les événements... La mort du tyran, son veuvage, la naissance de son fils ou son avancée en âge, autant d'éléments qui l'avaient transformée. Elle osait à présent repousser la domination anglaise, à défaut de la rejeter totalement.

Jusqu'à présent, Richard Ier l'avait laissée faire, trop occupé par son combat contre Philippe Auguste. Mais entre le renvoi de son époux forcé et l'intronisation de son fils, n'était-elle pas allée trop loin ?

Son regard vide se posa alors sur moi, assise sagement auprès d'elle. Pour la première fois, son cœur s'apaisa, un sourire fleurit sur ses lèvres. Avoir sa fille à ses côtés chaque jour durant était un bonheur incomparable qu'elle savourait sans retenue, tant son cœur de mère avait souffert de notre longue séparation.

La Dernière chevauchée d'un jeune prince, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant