Ma visite des Jardins

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Ce n'est qu'à mon réveil que je commence vraiment à paniquer. Je décide de faire le vide dans ma tête, et de récapituler. Premièrement, certains de mes souvenirs ont disparu. Deuxièmement, je suis morte, mais toujours vivante. Troisièmement, j'ai quitté la Terre. J'ai l'impression d'avoir fait un très mauvais rêve, mais tout ceci n'aurait pas été aussi précis. Un million de questions bouillonne encore dans ma tête, et j'ai furieusement envie de me lever et d'explorer un peu les alentours. Tout d'abord, je relève la nuque. A mon grand bonheur, elle n'est plus « collée » à mon oreiller. Je fais donc pivoter mes jambes sur le côté, et réalise que je porte toujours mes vêtements de la veille.

Si je suis bien morte hier...

Mon jean bleu ciel est troué, tâché de boue, et mon tee-shirt vert bouteille a changé de couleur à cause du sang séché qui l'imprègne. Mes longs cheveux bruns sont en désordre, et ma peau est couverte d'une incroyable couche de saleté. Je sens mauvais, et j'ai hâte de me changer, mais je ne dispose d'aucun moyen pour me mettre à l'aise. Ma « chambre » est complètement vide. Je me lève et, habitée par un espoir de fuite, je me rue sur la porte, afin de vérifier au plus vite si elle est verrouillée. Mais je me souviens avoir entendu Albert la fermer, et je ne l'ai pas imaginé : la porte est coincée dans cette position jusqu'au retour de cette lunatique hypocrite. Je m'acharne, vraiment, il faut que je sorte avant de devenir folle à lier. J'ai beau tenter, pousser, tirer, je m'acharne sur cette fichue porte, mais rien n'y fait : elle reste close. Je finis par hurler, par pleurer, j'ai envie de la détruire, peu importe le moyen que j'utilise. Les larmes me montent aux yeux, et le désespoir m'envahit.

Vais-je rester ici jusqu'à ce qu'elle se souvienne de moi ?

Je m'assois, dos à la porte, et je murmure au milieu de mes larmes :

- Qu'ai-je fait de si mal ? J'ai toujours voulu le bonheur des autres... Je voulais simplement ouvrir cette porte et explorer le monde qui m'entoure. Mais ouvre-toi, c'est pas si compliqué !

Je pleurniche comme une gamine. Pitoyable. J'enfouis mon visage dans mes bras, c'est trop pour moi. Et ma famille ? Mes amis ? Vont-ils se rendre compte de ma disparition ? Est-ce qu'ils lanceront des recherches, et me déclareront disparue, comme les personnes inconnues sur ces nombreuses affiches ? Mes épaules sont secouées par mes sanglots, si bien que je tombe en arrière. Je pousse alors un cri de surprise. La porte était dans mon dos il y a quelques secondes, et maintenant... Je peux apercevoir le couloir, tout aussi immaculé, qui se trouvait derrière la porte. Ainsi que le valet à la peau verte, enfin son double, puisque seuls ses traits ont varié. Je bredouille un « comment ? » confus, ce qui fait réagir le valet :

- Il suffisait de demander, Mademoiselle. Madame m'a ordonné de vous laisser libre choix de vos actes. Vous êtes ici libre, et notre invitée d'honneur, my Lady.

Vraiment ? Je n'arrive pas à croire qu'elle me laisse la liberté. Mais après tout, je reste dans son monde, et elle sait bien que je n'ai aucune idée de la façon dont on se rend dans le monde Mortel. J'acquiesce alors aux propos du valet vert, et ma curiosité reprenant le dessus, je demande :

- Excusez-moi... Auriez-vous quelques endroits à me conseiller pour visiter le monde du Dessous ?

- Pour sûr, Mademoiselle ! Je vous conseille en toute priorité les Jardins Surterrains. Ils sont magnifiques ! Madame y donne des fêtes et c'est le meilleur lieu pour rencontrer d'autres personnes. Sur ce, je dois vous laisser, Mademoiselle. Le devoir m'appelle.

Et sans que je comprenne comment, il disparaît de ma vue. Bien, me voilà seule et libre, avec un objectif. Je n'ai cure de ma tenue, puisque je me considère comme morte, et je me dirige d'un pas joyeux vers ces Jardins Surterrains, pas le moins du monde étonnée d'en connaître le chemin à l'avance.

Mais quelle beauté ! Ce que je découvre me laisse bouche bée : des hommes, des femmes, toutes époques mêlées, se rencontrent, se croisent sans jamais s'arrêter ni s'adresser la parole. Ici, une femme enroulée dans une longue toge façon romaine, là, un homme consultant sans arrêt sa montre à gousset. Ils semblent ne pas se remarquer les uns les autres. Je me hâte, pressée d'arriver à ces Jardins Surterrains, car je me doute que ce sont eux que j'observe depuis ma fenêtre. Facile d'arriver à cette déduction : je peux apercevoir des fontaines, des arbres, des haies taillées, un ensemble impressionnant de jardins différents, mais pourtant semblables. Ils reposent tous sur un même plateau, qui ressemble à la surface seule de la Terre, mais je peux distinguer le ciel, le vide en dessous. Ce plateau flotte, et tous les jardins paradisiaques sont organisés par paliers, reliés par des escaliers qui se déplacent, certains constitués de nuages, d'autres d'eau... Mais ils semblent être empruntés par certains types de personnes uniquement, en fonction de leur composition... Pas facile de trouver l'escalier qui convient lorsqu'on ne sait même plus ce qu'on est ! Et puis, les jardins semblent eux aussi régis par une hiérarchie des personnes qui les fréquentent : malgré leur superposition sur cette grande parcelle de terrain, certains sont tellement hauts que les rares personnes qui s'y rendent semblent s'évanouir dans la nature.

Le couloir dans lequel je me trouve semble extrêmement calme comparé aux jardins... Anormalement calme. Comme... Un intermédiaire. Je referme la fenêtre que j'avais ouverte sur mon chemin et continue à marcher. Mais le couloir est interminable, sans fin, je tombe sans arrêt sur des fenêtres, dont certaines ne mènent à rien. Je commence vraiment à paniquer. Comment retrouver ma chambre ? Le plus sage est de retourner sur mes pas. Ce que je fais consciencieusement. Jusqu'à ce que je passe devant la fenêtre des Jardins Surterrains, qui semble se multiplier et remplacer toutes les autres. Plus aucune porte, juste cette fenêtre d'où émane un attirant brouhaha. Alors, dernier recours, je l'ouvre à nouveau et je l'enjambe. Je baisse la tête, j'écarte mes cheveux volants de mon visage et je contemple le vide, cet abime sans fond qui tente de m'aspirer à lui. Je sens une force invisible me tirailler, me supplier de toute sa force de venir à elle, de plonger, de trouver enfin la paix. Mais en face de moi approche une parcelle de terrain flottante, provenant des fameux jardins. Elle vient pour m'y amener, mon premier but. Mais la force obscure, qui me semble tellement lumineuse en cet instant, m'attire. Qu'est-ce que j'ai à perdre ? Je suis déjà morte de toute façon, que peut-il m'arriver de pire ? Je lâche prise, pensant à ma famille, que je ne reverrai sans doute jamais, mes amis, mes passions de ma vie d'antan... J'ai l'incroyable impression de voler. Pour la première fois depuis trois ans, je me sens libre, seul maître de mes mouvements, sans aucun besoin de protéger les autres, de faire attention à eux. Il n'y a plus que moi qui compte, cette sensation que je recherche depuis si longtemps sans le savoir ! Les autres, je m'en fiche. Je veux être libre de ne plus penser, libre de vivre pour faire ce que je veux, désir impossible de tout être humain qui m'est offert à moi, privilégiée. Ou alors est-ce ce que l'on ressent lorsqu'on meurt pour de bon ? Que son cœur arrête enfin de se battre ? Je devais seulement être entre la vie et la mort jusqu'ici, j'ai divagué, et maintenant, c'est terminé. Mon âme est libre.

Mais plutôt que tomber, ne dit-on pas que l'on monte au Ciel ?

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*Extrait du chapitre suivant*

Mes poumons se gonflent d'un seul coup, ils doublent, triplent de volume, jusqu'à me faire mal. Mon dos se décolle de la surface sur laquelle je suis couchée afin de permettre à mon ventre de se tendre le plus possible vers le ciel.


Le Monde du Dessous - La Dame des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant