Mes rêves les plus sombres

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"Là où se jouent tes rêves les plus sombres se trouve le souffle de ta trouvaille". D'accord. Cette phrase, c'est mon grand-père qui l'a dite. Je ne sais pas s'il pensait qu'Artémise me la transmettrait, mais j'ai la vague impression qu'elle m'est adressée. Une fois sortie de la demeure de la Dame des Morts, je me suis dirigée vers la forêt.

Ben oui, si elle me cherche, prendre la route n'est pas judicieux.

Alors, après avoir couru pendant ce qui m'a semblé être des heures, je me suis assise au pied d'un arbre. Actuellement, je n'ai pas la moindre idée de là où je me trouve. La tête posée contre le tronc, derrière moi, je réfléchis. En effet, la nuit tombe, ce que je ne pensais pas possible dans le monde du Dessous. Mais c'est un fait, et je dois l'accepter. Alors, j'envisage de me reposer sur un tas de mousse. Que faire d'autre ? Je ne dois pas nier que je suis perdue, à bout de forces, à cause de cette lumière sortie de mes paumes, cause de mon évasion. Mon cerveau tourne à plein régime. Il faut que je trouve l'origine de la lumière et la signification réelle de la phrase de grand-père.

La lumière. Elle est apparue pour la première fois lorsque j'ai crié "grand-père !" pour détruire mon collier, qui me retenait prisonnière. Après réflexion, je pense que mes ancêtres m'ont soufflé cette force, cette connaissance de ce qu'il fallait faire pour me libérer. Logiquement, la lumière viendrait donc du lien.

Il faut que je le protège à tout prix !

Ma meilleure chance de protection, c'est l'ignorance. Personne ne doit savoir que je suis capable de communiquer avec mes ancêtres. Ma décision prise, je me concentre sur la phrase. "Là où se jouent tes rêves les plus sombres se trouve le souffle de ta trouvaille". Je me force à garder les yeux ouverts, la fatigue me rattrape. Il faut continuer. La phrase est construite en deux parties : "Là où se jouent tes rêves les plus sombres" et "se trouve le souffle de ta trouvaille". Je focalise mon attention sur la première partie. Mes rêves les plus sombres, lorsque je vivais encore à peu près normalement, chez moi, étaient ceux où ma mère mourait à nouveau, où j'entendais des cris, où les morts venaient me chercher, et m'emmenaient avec eux. Mais il n'y a jamais vraiment eu de lieu particulier...

A force de tourner et retourner des souvenirs dans ma mémoire, je finis par hériter d'un mal de tête inouï qui me force à fermer les yeux, à ne plus penser à rien. Je m'allonge sur la mousse, comme je l'avais imaginé, au pied d'un arbre sûrement beaucoup plus vieux que moi.

Mais les arbres qui se trouvent dans le monde du Dessous, n'est-ce que leur esprit à eux aussi ? Les arbres ont-ils seulement une âme, ou sont-ils de simples décorations ?

Sur cette question on ne peut plus existentielle, je m'endors. Ma respiration se fait plus lente et régulière, je suis libérée de tout tracas. Jusqu'à ce que je m'éveille dans un lieu à la fois familier et inconnu, à la frontière entre le rêve et la réalité. Je suis dans une pièce. Mes sens me disent qu'il y fait noir, mais bizarrement j'y vois clair, ou comme à travers des lunettes infrarouges. La pièce est très petite, ce qui éveille en moi un semblant de claustrophobie. Je me tourne et me retourne, afin de trouver un moyen d'évasion ou quelque chose qui ferait avancer le rêve. Car c'en est un, pas vrai ? Du moins, je l'espère. Soudain, je constate que devant moi se trouve un trou béant. Je me tiens juste au bord et, effrayée de la chute potentielle, je me recule et me colle au mur, les mains en arrière. Sauf que ce que mes mains touchent n'est autre que de la peau. Mon cœur battant la chamade, je me retourne : derrière moi se trouvait Laurélia, comme mes souvenirs retrouvés me permettent de l'identifier. Elle sourit méchamment, ses yeux rouges me transpercent et me font mal. Je me tiens le crâne des deux mains, et avant que je puisse me mettre à genoux, Laurélia me pousse d'une main dans le trou. En tombant, et alors que la douleur s'efface peu à peu, je la vois s'évaporer, comme une illusion.

La chute est rude. Après quelques secondes à subir la terrible gravité, je heurte quelque chose de froid. Ce qui me frappe en premier, ce n'est pas le fait que je ne voie plus très clair, mais qu'une odeur immonde m'emplit les narines. Les larmes aux yeux, je me bouche le nez, mais l'odeur est là, tenace. Je tousse, je crache, mais rien n'y fait. L'odeur de la mort, de la chair humaine en décomposition me hante. Je relève la tête, résignée, et je regarde autour de moi. A ma plus grande horreur, je me tiens assise sur une montagne de cadavres humains. La plupart sont encore frais... Je n'ai même plus la force d'hurler. Le trou dans lequel je suis tombée, était-ce un genre de puits à cadavres ? J'ai la chair de poule. Et intérieurement, je hurle, je ne veux plus jamais entendre parler de chair ou de cadavres ou je ne sais quoi encore. On m'a poussé dans un trou pire qu'une oubliette : ici, aucune sortie, quel mort voudrait s'échapper ? Et quel vivant voudrait croiser un mort qui s'est enfui ? Pourtant, mon instinct me pousse à retourner les corps qui sont sur le ventre. Je cherche quelqu'un, mais moi-même je ne sais pas qui. Certains visages me paraissent familier, mais je passe à un autre. Et encore un autre. Jusqu'à celui de Sofia, ma mère. Avec horreur, je constate un léger battement sous sa poitrine. Ainsi, elle vit. De ses lèvres bleues et tremblantes, elle me dit :

- Ma chérie... Juliana... (elle s'arrête quelques secondes pour tousser) ...Ici, nous sommes dans l'Oubli. C'est dans ce puits que sont jetées les âmes qui n'ont pas la chance de monter au ciel. Celles dont le corps n'existe plus, et où l'âme a tenté de réintégrer le monde Mortel. Laurélia... Elle m'a jeté ici pour ne pas que toi ou Artémise retrouviez mon âme. Elle... Mon âme s'est presque éteinte. Dépêche-toi... Ce qui m'a permis de tenir jusqu'ici, c'est parce que je savais que tu apprendrais le vol d'une partie de ton âme. Mais.. Il faut que je te mette en garde... Laurélia a lié... Ton âme.. Elle a... Lié...

Je ne perçois plus que des syllabes indistinctes. Non ! Il faut que je sache où est mon âme, celle de ma mère, et à quoi est-ce que la mienne a été liée. Ou à qui... Je me réveille en hurlant et pleurant :

- Maman ! Ne m'abandonne pas ! Je t'en supplie !

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*Extrait du chapitre suivant*

Je me réveille extrêmement frustrée. Je n'ai pas vraiment compris ce qui s'est passé dans l'Oubli. Juste que j'ai apparemment retrouvé l'âme de ma mère. Mais tout n'avait pas l'air si simple... Elle semblait préoccupée par quelque chose, comme quoi mon âme serait liée. Mais elle n'a jamais terminé sa phrase.

Le Monde du Dessous - La Dame des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant