Chapitre III

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  "Je n'ai pas échoué. J'ai simplement trouvé 10.000 solutions qui ne fonctionnent pas". T.Edison  

L'alarme m'a réveillé au moment où j'allais embrasser Lise Savard !

Et ce n'était que le début d'une sale journée.

Au déjeuner, les toasts étaient trop brûlés, le lait avait un curieux arrière-goût, et mon père avait englouti le reste de mes céréales.
Lorsque je suis remonté dans ma chambre pour m'habiller, j'ai surpris Scotty en train de lâcher une crotte sur mon dessus de lit d'Iron Man. Je n'ai même eu pas le courage de le réprimander. Mon chien me fixait, incrédule, la langue pendante.
À l'école, ça n'a pas été mieux. Même si j'ai réussi à esquiver la bande de Thomas Bertolli, j'ai dû subir un monsieur Gagnon au sommet de sa forme. Le Rapace ne m'a pas quitté du regard. Ses petits yeux nichés dans leurs orbites sont restés rivés sur moi pendant tout le cours, m'interdisant de visiter mon univers.
Il m'avait déclaré la guerre. J'étais devenu sa bête noire.
Les autres cours n'ont guère été mieux. En physique, j'ai fait tomber un prisme qui s'est brisé en éclat et le prof de sport s'est moqué de moi en raison de mes superbes chaussettes dépareillées.

Ce n'est que vers onze heures que la malédiction a cessé. J'avais mon premier cours d'histoire avec Madame Cécile. Comme d'habitude, je m'étais exilé près de la fenêtre dans le fond de la classe où j'avais prévu de rêvasser.
Quand elle est rentrée en chantonnant j'ai relevé la tête... et j'ai cru voir une fée ou plutôt une hobbit ?
C'était une toute petite femme, perchée sur ses talons hauts rouge flamboyant, et cachée derrière d'étranges lunettes en forme de papillon bien trop grandes pour sa petite tête ovale.
Elle s'est éclairci la voix et a commencé son cours d'histoire par « il était une fois ». Je suis resté suspendu à ses paroles jusqu'au bout. Pour la première fois de ma vie scolaire, j'ai pesté quand la sonnerie a retenti.
J'ai attendu que la classe se vide et je me suis dirigé vers son bureau. J'avais des tas de questions à lui poser.
— Viens, Clément, faut qu'on parle.
La voix de Belle m'a surpris. Je pensais être seul. J'ai amorcé un « non », mais elle avait le visage si grave, que je l'ai suivi. Elle m'a entrainé près des casiers dans le couloir.
— Tout va bien Belle ? lui ai-je demandé.
Elle a secoué la tête.
— J'ai entendu que Thomas voulait te donner une correction pendant l'heure du dîner, à la cantine. J'ai pensé que ce serait mieux si tu n'y allais pas ce midi. Si tu veux, on peut partager mon lunch, ça ne me pose pas de problème.
Je suis resté un moment silencieux.
Non. Pas questions. Je ne pouvais pas laisser cette brute gouverner ma vie.
— Merci, Belle, mais j'peux pas. Mes parents paient pour mes repas, mais c'est vraiment gentil de proposer.
Belle a souri et baissé les yeux.
— Bah, tu sais, j'aime pas trop la façon dont il te traite. C'est vraiment lâche de sa part.
J'ai haussé les épaules.

— Il n'était pas comme ça avant, je ne sais pas pourquoi il est devenu si... bête. Mais tu ferais peut-être bien de te méfier. Tu pourrais peut-être attendre et...
— Non Belle, je ne vais pas modifier mes habitudes pour lui. Je ne lui ferai pas ce plaisir. Je ne suis pas un faible !
Belle s'est rembrunie. J'ai vu ses yeux se plisser derrière ses grosses lunettes.
— Je ne comprendrai jamais les garçons et leur égo... tout ce que tu risques c'est de prendre une volée.
— T'inquiètes pas pour moi, je sais me défendre.
Mouais. Je n'avais aucune chance contre cette brute.
— Bien alors, à tout à l'heure... ou à l'hôpital, on verra bien. Elle a souri, mais son visage n'exprimait aucune joie. Puis elle s'est dirigée vers la sortie sans se retourner.
C'était vraiment une fille étrange. Tout autant que nos rencontres.
La sonnerie a annoncé l'heure du midi. Il était temps d'aller manger... ou de se prendre une volée.


Mon objectif était clair.
Manger sans se faire voir et surtout sans se faire frapper.
J'ai consulté le menu : burger et purée, avec un peu de brocolis, ainsi qu'une salade de fruits. Cela aurait pu être pire. Le jour d'avant j'avais eu le droit à une saucisse sans goût et aussi dure à mâcher qu'un pneu.
J'ai pris mon plateau-repas et j'ai tenté de trouver une place.
Et je l'ai vu. Lise Savard. Seule à une table. Mon cœur a fait un bond.
La plus belle fille de la classe était à ma portée.
J'ai dégluti.
Allez, courage Clément. Tu n'as qu'à aller t'assoir à côté ! ... et quoi ? Pour lui dire quoi, au juste ? Tu ne connais rien d'elle et tu ne sais pas parler aux filles !
C'était vrai. J'avais du mal à les comprendre, je les trouvais compliquées.
Mais j'ai pris une grande inspiration et je me suis dirigé vers elle.
Première étape : s'asseoir à sa table, ensuite... improviser.

J'ai failli faire tomber mon plateau lorsque je l'ai posé. J'avais les mains moites et je n'arrivais pas à penser clairement.
— Je... je peux m'asseoir ici ? ai-je dit d'une voix presque inaudible.
La jeune fille a levé les yeux vers moi. Elle ne souriait pas.
— Si tu veux, j'ai fini de toute façon.
— Ha... d'accord.
Bravo Clément... l'éloquence incarnée.
Je l'ai observé mettre de l'ordre sur son plateau. Je n'avais encore pas touché à mon plat.
Il fallait faire quelque chose ! Je n'allais quand même pas laisser passer ma chance !
— Il est quelle heure, Lise ?
La fille a soufflé — mauvais signe — et a pointé l'horloge du réfectoire.
— C'est juste sous ton nez, m'a-t-elle dit sur un ton sec.
Puis elle partit avec son plateau à la main.
Bon. C'était clair. Cette fille ne m'aimait pas...
— Tu penses qu'un type comme toi mérite d'avoir une fille comme Lise ?
La voix de Thomas Bartolli m'a cloué sur place.
J'ai senti une main ferme se poser sur mon épaule. Et pendant que Thomas faisait pression sur moi pour m'empêcher de partir, ses deux sbires se sont attablés. Ray portait une casquette des Canadiens, et Paolo avait les cheveux si gominés qu'on aurait pu se refléter dedans.
Les deux garçons m'ont fixé.
— Et là tu penses que tu aurais le privilège de manger avec nous, le nouveau ? a ajouté Thomas.
La colère. Elle montait en moi, je pouvais la sentir comme une vague prête à se déchaîner.
J'ai serré les poings.
— Dégage d'ici, c'est notre table.
J'ai hoché la tête et pris mon plateau-repas. Sans un mot.
Ce n'était pas de la lâcheté, mais j'avais promis à mon père d'éviter les ennuis.
— Voilà, Tête de vent, c'est bien, tu apprends...
Thomas avait parlé fort, afin qu'un maximum d'élèves puisse l'entendre aux alentours.
J'ai pris mon repas et me suis dirigé vers une autre table.
Je ne suis pas allé loin. Mon pied a buté sur quelque chose et je suis tombé face contre terre. Mon plateau avait volé dans les airs et le contenu s'était fracassé contre le sol. J'avais pu amortir la chute avec mes mains.
Thomas !  Cette brute m'avait fait un croche-pied !

Un des élèves qui avait reçu de la purée sur son dos a hurlé !
— Hey, tu pourrais faire attention !
J'ai entendu Thomas répéter :
— Oui, tu pourrais faire attention, Tête de vent !
Raymond et Paolo on rit à s'en décrocher la mâchoire. Le rire gras de cochon de l'un s'est mêlé au staccato étranglé de l'autre.
— Clément, Tête de vent ! Clément Tête de vent !
Je n'ai pas pu empêcher la montée des larmes. J'ai ramassé ce qui restait et j'ai quitté le réfectoire. Je n'avais pas mangé.
Je me suis adossé à un mur et j'ai fermé les yeux.
J'ai fini par ouvrir un œil. Un bout de sandwich flottait devant mon nez, tenu par une petite main pâle constellée de taches de son.
— Tiens, tu n'as qu'à prendre un bout de mon repas, m'a proposé Belle.
— Merci, c'est gentil.
— Ce n'est rien. Vraiment rien.
J'ai englouti le bout de pain et j'ai gratifié Belle de mon plus beau sourire.
Mais à l'intérieur, je bouillonnais de colère.
Ils ne me connaissaient pas. Ils ne savaient pas de quoi j'étais capable.

AU-DELÀ DU CERCLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant