Chapitre XIV

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"Si tu vois les crocs du lion, n'imagine pas qu'il te sourit". Al Mutanabbi


Étais-je mort ? Ou bien allais-je me réveiller ?

J'avais l'étrange sensation de flotter ou plutôt d'être chahuté. Mon esprit dérivait alors que mon corps restait sur place.
Ou bien était-ce l'inverse ?
Je percevais des échos lointains. Des voix, Puis des hurlements. Des lames qui s'entrechoquaient.
Et puis plus rien. Juste un vide paisible.


L'odeur du bois brûlé et de la cendre m'on fait reprendre connaissance.
Mes yeux se sont entrouverts sur un plafond en planche.
J'étais allongé sur un matelas souple et bourré de paille.
Malgré un corps engourdi, j'ai pu tourner la tête.
La pièce était minuscule, tout juste assez grande pour contenir un lit et un tabouret sur lequel étaient posés un seau d'eau et un linge. À ma gauche, un volet de mi-clos laissait filtrer une lumière pâle. L'odeur de bois venait de dehors, je pouvais voir un mince filet de fumée passer par la fenêtre.
Ou étais-je à nouveau ? Je me souvenais que Misclane avait percé mes défenses et que la tente avait pris feu. Le reste était flou. Misclane !
Son armée avait dû voyager et ils avaient simplement changé de lieu. J'étais encore son prisonnier.
Aspiration !
L'image de cette main me fouillant le cerveau était imprimée dans ma tête. Je ne pouvais pas rester ici et subir cela à nouveau.
Une porte se trouvait à moins de deux mètres du bout de son lit, et elle était entrouverte. Cela semblait presque trop facile.
Un piège ?
J'ai tenté de me lever. En vain, je pesais plus lourd qu'un sac de pierre et mes muscles s'obstinaient à me désobéir.
J'ai essayé une nouvelle fois. Cette fois-ci, je suis parvenu à me hisser un peu plus haut, mais la douleur m'a arraché un cri et je me suis écroulé dans un concert de couinement de ressorts.
La porte s'est ouverte en grand.
Un vieil homme à la barbe blanche et aux longs cheveux tressés m'a regardé, d'un air surpris.
— Oulla, il faut y aller doucement jeune Arpenteur ! Avec ce que vous avez subi, je m'étonne même que vous soyez éveillé, je m'étais attendu à vous garder au moins pendant des semaines entières...
Des semaines !
— Qui êtes-vous ? Suis-je encore prisonnier ? Combien de temps suis-je resté endormi ? ai-je demandé.
En réponse à ma rafale de questions, le vieil homme s'est contenté de sourire. Ses yeux clairs se sont plissés.
— Que de questions ! Allons, restez calme, vous n'êtes pas du tout prisonnier ici, et cela fait seulement cinq jours que vous êtes parmi nous. En revanche, vous êtes bien faible encore jeune homme.
Cinq jours. J'avais dormi autant de temps ?
— Mais, puisque vous êtes réveillé, je vais pouvoir passer à la deuxième étape de votre traitement. Prenez donc ceci. Le vieil homme m'a tendu une flasque qui contenait un liquide rouge pâle dans lequel baignaient d'inquiétants corps flottants.
Stop. Alarme. Qu'est-ce que c'était ce truc ? Pour moi c'était le genre de mixture préparée par une sorcière à l'aide d'ingrédients tels que de la bave de crapaud, des ailes de chauves-souris ou encore de la glande de moufette.
— Qu'est-ce que c'est ? ai-je demandé sur un ton soupçonneux.
— C'est un remède pour vous remettre sur pieds. Dame Syllid insiste pour que vous soyez requinqué avant de vous voir.
— Dame Syllid ? Qui est-ce ?
Je cherchais à retarder le moment où je devrais boire l'horrible liquide.
— C'est notre chef, elle dirige des Clans unis... Elle... tient vraiment à vous rencontrer !
J'étais donc avec les Clans dont avaient parlé les gardes de Misclane. Si tous étaient comme le vieux, j'avais moins de soucis à me faire qu'en compagnie de Misclane et de ses troupes.
— Je suis où ici ?
— Vous êtes à Stelle. Le cœur de notre monde, création du premier Arpenteur. Vous êtes en sécurité. Elistar ne peut rien faire ici.
— Elistar ? Je pensais que c'était Misclane qui...
Le vieil homme a caressé sa barbe.
— Non, jeune Arpenteur. Misclane n'est qu'un lieutenant d'Elistar... Mais tout ceci, Dame Syllid vous l'expliquera. Reposez-vous, reprenez vos forces... et buvez donc ma préparation.
Le vieil homme a agité la potion sous mon nez.
Bon, puisqu'il fallait en passer par là.
La première lampée a manqué de me faire vomir. Le goût était horrible, à la limite du supportable. L'odeur était proche de celle du fumier et cet arrière-gout restait collé au palais. J'ai grimacé et je lui ai tendu la potion à peine entamée.
— Non, il faut tout boire pour que cela fasse effet.
— Tout boire ? Mais c'est dégueu... Heu désolé je ne voulais pas vous vexer.
Le vieil homme s'est esclaffé d'un rire chevrotant, ses yeux pétillaient avec la même malice que ceux d'un enfant qui aurait joué un mauvais tour.
— Je vous en prie, tout le monde sait que c'est affreux. Je suis même étonné que vous n'en ayez pas recraché ! C'est assez commun la première fois.
J'ai porté la flasque à ma bouche et j'ai terminé de boire le liquide en me pinçant le nez. Une fois la besogne accomplie, j'ai placé la fiole vide sur la table à côté de mon lit.
Le vieil homme a posé la main sur mon front.
— Je reviendrai dans quelques heures, je t'amènerai tes habits et tu pourras aller à l'hôtel de ville voir Dame Syllid. D'ici là, tiens-toi tranquille et essaie de dormir...
Dormir ? Je n'avais fait que ça pendant cinq jours. J'ai pensé à ma mère qui devait être folle d'inquiétude. À ce stade, elle devait penser avoir un fils dans le coma ou pire... disparu comme le frère de lise. Et si mon père s'était remis de sa crise cardiaque, il devait se faire un sang d'encre, ce qui n'était vraiment pas indiqué dans son état.
Il fallait que je trouve un moyen de rentrer au plus vite !
Peut-être que cette dame Syllid pourrait m'expliquer comment repartir. Même sans le jeu de cartes, il devait certainement y avoir un moyen de revenir dans mon monde !
Mais si ce n'était pas le cas et que j'étais coincé à jamais ici ? Que ce voyage dans le portail était un aller simple ? Cette pensée me donnait le vertige.
Le vieil homme est revenu au bout d'une heure.
Il s'est penché sur moi et a marmonné dans sa barbe
— Bon, je pense que vous êtes en état. Essayez de vous lever.
J'ai grimacé pour anticiper la douleur, mais à ma grande surprise, mon corps m'obéissait à nouveau.
— C'est incroyable ? Il y a une heure je n'arrivais même pas à me soulever, comment avez-vous fait ?
Le vieil homme m'a adressé un sourire, ses yeux nichés derrière ses rides, pétillaient de malice.
— C'est mon travail, je suis apothicaire, je fais des potions, par contre je préfère ne pas vous en révéler le contenu. Ce n'est pas pour rien que le goût est infect. Ha, je m'appelle Slivas, mais tout le monde m'appelle Sliv... ou vieux Sliv.
— Moi, c'est Clément. Et votre potion est efficace, Monsieur Slivas.
— Slivas tout court suffira, Sir Clément.
— Clément tout court aussi, ai-je retorqué.
Le vieil homme n'a pas relevé.
— Bien, attendez ici, quelqu'un va venir vous chercher et vous amenez voir Dame Syllid. Au revoir, et à bientôt, je pense.
— Bien, je vais m'habiller en attendant.
En effet, je ne portais rien d'autre qu'une culotte et une chemise blanche.
J'étais en train de me battre avec le pantalon de cuir, lorsque deux hommes sont entrés.
L'un était un grand type aux traits durs. Ses yeux bleu très clair contrastaient avec le hâle de son visage. Des cheveux épais d'un blond qui tiraient vers le jaune lui ceignaient la tête, telle une crinière dorée.
Un lion !
L'autre paraissait beaucoup plus jeune, sa chevelure était d'un noir de jais et son regard malicieux autant que son visage souriant inspiraient la sympathie.
Ce qui n'était pas le cas de l'homme à l'allure de fauve.
Il m'a grogné dessus.
— Tu n'es pas habillé... je n'aime pas attendre. Dépêche-toi.
— Bonjour, moi c'est Clément, et je ne suis pas habitué à ces habits.
Après avoir remporté la bataille contre mon pantalon, je luttais avec le laçage de ma veste.
L'homme ne m'a pas répondu et se contentait de me fixer. J'avais l'impression qu'il me jaugeait. Le plus jeune des deux m'a fait un clin d'œil.
— Vous ne vous êtes pas présenté, ai-je tenté pour rompre la glace.
— Ni l'envie, ni le besoin... a répondu le fauve sur un ton sec.
Pas de doute, cet énergumène était la sympathie incarnée.
— Bonjour, Clément, je suis Loyd a répondu le plus jeune, mais un regard de biais de son ami l'a stoppé.
J'ai fini par m'habiller, ce n'était pas parfait, mais compte tenu du fait que c'était ma première fois...
— Je suis prêt, dit-il.
Pour seule réponse, l'homme à la crinière léonine a émis un grognement. Le jeune homme aux cheveux couleur corbeau s'est fendu d'un grand sourire.
Je les ai suivis jusqu'à l'entrée de la maison de l'apothicaire.
Silvas était sur le seuil de la porte, un panier de légumes à la main.
— Au revoir, Clément, bonne journée Léopard. Bonne journée Loyd.
Léopard ! C'était donc le type que les gardes de Misclane craignaient ?
Je comprenais pourquoi. S'il était aussi féroce qu'il était antipathique, il devait vraiment être redoutable.

AU-DELÀ DU CERCLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant