Chapitre XV

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"Ceux qui on faim on droit". Victor Hugo

Allez savoir pourquoi, j'avais une image préconçue des villages médiévaux. Les aventures de Sire Langemelle m'emmenaient souvent dans des endroits féériques, colorés et vifs.

Lorsque j'avais revêtu ma cuirasse et avant que Léopard n'ouvre la porte, je m'étais imaginé des étals où s'entassaient à profusion : viandes, légumes, poissons. Des ventes à la criée animées par des marchands joufflus. De lourds chariots chargés victuailles tirés par des chevaux de trait trapu et massifs. Des parfums d'épices qui se mélangent aux fumets des rôtisseries et aux délicieuses odeurs de pain cuit.
Mais rien de tout cela, hélas. Et j'ai vite déchanté lorsque mon premier pas dans la rue étroite s'est posé sur une flaque boueuse.
La première chose que j'ai remarquée c'était ces fortifications en pierres qui ont ravivé mes cours d'histoire médiévale. En plus des remparts, il y avait des échafauds et des hourds garnis de gardes armées d'arcs et d'arbalètes.
Il n'a pas fallu longtemps pour que je comprenne que ce village était marqué par les stigmates de la guerre.
Tous les gens que je croisais étaient, soit armés jusqu'aux dents, soit vêtus de guenilles. Leurs visages étaient ternes, tristes et émaciés.
La faim devait faire des ravages ici.
J'en ai eu la confirmation lorsque, sur la place du marché, j'ai vu les pauvres gens faire la file pour obtenir une ration de pain et du gruau.

Léopard qui marchait déjà d'un pas rapide a accéléré la cadence. Était-ce pour que je ne m'attarde pas trop sur la misère ?
Cet homme à la forte carrure nous devançait et restait cloitré dans sa bulle de silence, au contraire de Loyd qui trottait à mes côtés. Il me jetait quelques regards inquisiteurs. J'avais même pu déceler quelques sourires naitre à la commissure de ses lèvres.
Il s'est rapproché de moi, au moment où nous passions devant les étables.
— Que penses-tu de Stelle Clément ?
Sa question m'a pris de court, j'ai hésité avant de répondre, je ne voulais pas le blesser
— C'est... je ne m'attendais pas à ça.
— Je sais que tout n'est pas rose ici, j'ai connu ce beau village sous des jours meilleurs. Ha, j'aurais aimé que tu découvres le joyau que c'était avant.
J'avoue que moi aussi, j'aurais apprécié.
Le visage de Loyd s'est assombri.
Le mien s'est éclairé.
Je venais d'apercevoir un palefrenier qui nettoyait la crinière dorée d'une licorne ! C'était une bête magnifique, légèrement plus petite qu'un cheval. Son cuir était d'un blanc immaculé, et sa corne d'un ton d'ivoire pointait fièrement sur son front.
Hélas, l'émerveillement a été de courte durée, car mon cœur s'est serré lorsqu'une petite fille m'a frôlé. J'avais cru voir un spectre, en raison de la pâleur de sa peau et de sa maigreur squelettique. Elle m'a souri et fixé sur moi un regard trouble, puis a continué son chemin, vers la place du marché.
Un peu plus loin, mes yeux se sont écarquillées à nouveau. Près d'une grande tente plantée à côté d'une imposante bâtisse en pierre, j'ai aperçu plusieurs soldats enfourcher des Griffons. J'ai vu ces bêtes harnachées dans leurs armures battre des ailes, pousser un grand cri et prendre leur envol. Ils sont rentrés en formation au-dessus des remparts, et on disparut de mon horizon en quelques battements.
Stelle était un endroit si contrasté ! Le sordide y côtoyait le merveilleux.
D'ailleurs, tout me semblait si irréel que je m'attendais à me réveiller à n'importe quel moment. J'en avais presque oublié que j'étais prisonnier et loin de mon monde.
Pendant le reste du trajet, Loyd m'a expliqué le fonctionnement de la ville, le rôle des citoyens, des soldats et des Clans. J'ai su que Stelle était menacée et pouvait disparaitre d'un moment à l'autre et que les Clans unis étaient le dernier rempart contre les forces de cet Elistar dont le vieux Silas m'avait déjà parlé quelques minutes plus tôt.
Léopard n'était jamais intervenu dans nos discussions, il s'était contenté de marcher et nous rappeler à l'ordre si nous ne suivions pas sa cadence. Et même lorsque nous sommes arrivés devant la porte de l'hôtel de ville, il n'a rien dit aux soldats en poste. Il s'est contenté d'un salut de la main. Visiblement, ce Léopard n'avait pas besoin de s'exprimer et sa simple présence imposait le respect. Les gardes se sont inclinés et nous avons pu entrer.
Loyd m'a posé une main sur l'épaule et à chuchoter à mon oreille :

— Ne sois pas surpris. L'hôtel de ville est transformé en QG de guerre. Nous l'avons réaménagé.
Il aurait pu me dire n'importe quoi. J'aurais été bien incapable de reconnaître ce qu'était un hôtel de ville avant, ou après transformation en quartier général de guerre. Je ne connaissais que les maisons, chalets ou immeubles. Rien à voir avec les constructions d'ici.
De ce que j'en voyais, l'hôtel de ville était tout simplement une grande bâtisse faite de pierre et de bois. Le plafond était haut et les poutres apparentes.
Mais j'ai compris ce que Loyd avait voulu me dire. L'intérieur était bondé et la présence militaire était importante. Et malgré la forte densité humaine, l'ordre régnait et chacun semblait occuper un rôle bien précis. Un instructeur recensait les hommes prêts à se battre. Quelques soldats s'entraînaient au maniement des armes, tandis que d'autres transportaient des caisses en soufflant. J'ai aussi vu des officiers discuter devant une table sur laquelle reposait une carte avec des pions et figurines.
Nous avons traversé tout le bâtiment et nous nous sommes arrêtés devant une lourde porte de bois. Léopard a enfin rompu le silence.
— Bien, te voilà arrivé. Dame Syllid va t'évaluer. Réponds sans détour, ne mens pas et tout se passera bien. Tu peux disposer.
Et il nous a laissés, sans un mot de plus.
Loyd a ajouté.
— Ne t'inquiète pas, je vais rester avec toi.
Il a ponctué sa phrase par un clin d'œil.
— Dis, Loyd, Léopard est toujours comme ça ?
Il a ri de bon cœur.
— Ho non, Clément. Il est souvent bien pire.

AU-DELÀ DU CERCLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant