Chapitre XIX

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"La vie est un départ et la mort un retour". Lao-Tseu

J'ai réintégré mon corps avec la sensation de l'alcool dans ma gorge. Plus étrange, je pouvais toujours sentir la pression mentale que Misclane avait exercée sur mon esprit.

L'image de cette main glacée qui faisait courir ses longs doigts et fouillait la surface de son cerveau était vive dans mes pensées. Je me suis touché la tête. C'était un geste idiot, bien sûr, mais je redoutais qu'une trace indélébile me marque le front.
Puis, j'ai soupiré.
J'étais chez moi. Dans mon lit. Et Dieu que cela faisait du bien !
J'ai jeté un vif coup d'œil à mon réveil.
Léopard ne m'avait pas menti ; il était deux heures du matin. Je ne m'étais donc absenté que quelques heures. Je me suis redressé dans mon lit et j'ai pris le temps d'apprécier le calme qui régnait dans la chambre.
Tout semblait si normal. Scotty dormait à côté, sa tête enfouie sous l'oreiller et la pluie battait son rythme frénétique sur les fenêtres. Une nuit d'automne canadien bien ordinaire. À tel point que je n'en revenais pas d'avoir vécu ce périple si extraordinaire sans retrouver une maison bouleversée par mon départ.
Presque une semaine s'était écoulée, et pourtant je me retrouvais à quelques heures seulement des évènements qui m'avaient propulsé dans cet étrange monde déchiré par une guerre et menacé d'extinction.
Puis, j'ai réalisé et les larmes me sont montées aux yeux.
Je n'avais jamais eu si peur et jamais je n'avais autant souhaité me retrouver dans ma chambre. J'avais cru mourir. Et il y avait eu cette brutale invasion... ce viol.
Tu vas me dire où est-ce jeu... tu vas me le dire... je te le garantis
La voix de Misclane était marquée dans ma mémoire au fer rouge.
Ou alors...
Aurais-je pu rêver tout ceci ? Un rêve si fort et si puissant qu'il aurait pu faire pencher l'équilibre entre l'imagination et la réalité ?


J'ai repensé à l'enchaînement des évènements : l'embuscade de Bartolli, l'attaque de mon père. C'était beaucoup à supporter et cela aurait pu causer un traumatisme auquel j'aurais réagi en créant un refuge imaginaire...
Au point de t'envoyer pendant une semaine dans un monde parallèle ? Impossible. Et puis question refuge, il doit exister plus plaisant non ?
Il y avait bien un moyen de le savoir.
Je me suis levé d'un bond et j'ai manqué de me retrouver le nez par terre. Mon corps avait eu du mal à répondre. C'était déjà un signe.
Bon, restait à trouver le jeu.
J'ai été surpris de le trouver rangé ou je l'avais laissé, bien classé dans son étui de bois.
L'étui n'était pas présent dans mon périple d'ailleurs...
J'étais fébrile lorsque j'ai parcouru les cartes une à une, mon cœur battait la chamade.
Un mélange d'inquiétude et d'anxiété.
Apercevoir la carte de la stèle me fit manquer un battement de cœur.
L'illustration était à peine visible et ne comportait aucun texte, mais pas de doute, c'était le même monolithe noir.
J'ai eu un choc encore plus grand lorsque mes yeux se sont arrêtés sur la carte suivante.
L'image de la main sur le cerveau.
Sur le haut, près de la tranche était écrit en noir « emprise mentale ».
Aspiration !
Une chose était claire désormais. Je n'avais pas rêvé, et il était peu probable que j'étais en train de le faire.

Léopard, Syllid, Misclane, la stèle... Le monde des Arpenteurs existait !
J'ai cherché la carte du portail.
Non seulement elle était là, mais le portail était actif... je n'avais qu'à prononcer les mots pour retourner là-bas.
Je suis resté un moment à la fixer. Je pensais à Syllid et aux contrôlés. Tous ces gens que j'avais rencontrés étaient réels et leur souffrance devait l'être tout autant. Penser que j'avais le pouvoir de changer les choses dans leur monde m'a noué le ventre. C'était un lourd poids à porter sur ses épaules.
Que devais-je faire ?
Tenter de sauver un monde que je venais juste de découvrir et qui après tout, m'avait plus causé de soucis qu'autre chose... ou rester ici bien sagement et laisser ce monde régler ses problèmes comme me l'avais suggéré Léopard.
Bien sûr la chose n'était pas si simple... il y avait des pouvoirs à la clé.
Scotty a étendu ses pattes et a poussé un jappement dans son sommeil.
Si Syllid n'avait pas menti, je pourrais guérir son cancer et le voir gambader avec insouciance dans le jardin sans me demander si c'était la dernière fois.
Et mon Père. Lui aussi, je pourrais le sauver si les choses devaient se détériorer.
Finalement, Bartolli. J'ai pris en main la carte « emprise mentale ».
Je pourrais me venger, et le faire payer. Je pourrais...
J'ai chassé ces pensées. Je détestais faire du mal aux gens, même à de sales types comme Bartolli. Tout ce qui était arrivé avant dans l'ancienne école, c'était un accident.
(Prépare-toi, bientôt, tout va aller de mal en pis)
J'ai lâché la carte. La voix avait fait irruption dans ma tête. Distincte et tranchante.
— Qui est là ? demanda Clément à haute voix.
Mais je savais bien qu'il n'y avait personne dans la maison.
Par acquit de conscience je suis quand même sorti de la chambre.
Premier constat : mère n'était pas encore rentrée, elle devait toujours être à l'hôpital, au chevet de mon père. J'ai passé l'ensemble de la maison en revue. Mais rien. J'étais seul.
Je suis remonté avec une boule à l'estomac. J'avais le sentiment que quelque chose de mauvais allait bientôt se produire.
De mal en pis ? Qu'avait voulu dire la voix ? Était-ce le jeu ?
J'ai poussé la porte de ma chambre et me suis allongé sur le lit, les yeux grands ouverts fixés au plafond. Je vais avoir du mal à terminer ma nuit, ai-je pensé.
Pourtant, en à peine dix minutes, mes yeux se sont fermés. 

AU-DELÀ DU CERCLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant