Chapitre IX

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Je ne sais par quel miracle, le bus était arrivé à l'heure ce matin, je n'avais donc pas subi le froid extérieur très longtemps. Comme convenu, Alice m'attendait déjà. Elle avait noué ses cheveux en une longue tresse dont elle avait laissé s'échapper quelques mèches, voletant librement autour de son visage. Lorsqu'elle m'avait aperçu, un large sourire s'était dessiné sur ses lèvres minces, nous nous étions installés côte à côte dans le bus encore vide et elle n'avait cessé de parler, jusqu'à arriver au lycée. Je n'avais jamais vu une fille aussi bavarde, capable de détrôner ma très chère Louisa, et ceci n'était pas une tâche simple ! Elle parlait de tout et de rien à la fois, s'extasiant devant les paysages hivernaux, pestiférant contre la mauvaise humeur matinale des citadins, riant en essayant de donner une identité aux formes particulières des nuages cotonneux. C'était fou, cette capacité qu'elle avait à donner tant d'importances aux choses simples de la vie. Je n'avais pas prononcé un mot du trajet, me contentant de l'écouter assidument, bercé par sa voix douce et calme. Elle ne stoppa son flot de mots qu'une fois arrivée au lycée. Elle allait se précipiter pour sortir mais je la retins par la manche de sa veste. Alice me jeta un regard curieux et je lui indiquais la foule de passagers qui s'étaient entassés devant les portes du bus.
"Ca ne sert à rien de se précipiter, dis-je en souriant.
- Rien ne sert de courir, il faut savoir partir à point ! Quel génie ce Monsieur De la Fontaine !"
Je dois avouer que ces réflexions étaient parfois assez perturbantes, elle semblait venir d'un autre monde.
Nous pûmes finalement sortir du bus, nous retrouvant devant mon très cher lycée Baudelaire. Alice plongea la main dans la poche de son jean pour en tirer son paquet de cigarettes. Je roulai des yeux, fronçant déjà le nez avant même que l'odeur âcre ne parvienne à mes narines. La jeune fille sembla remarqué ma réaction puisqu'elle esquissa un petit sourire amusé.
"J'éviterai de recracher mon poison sur toi, c'est promis !
- Trop aimable."
Elle émit un petit rire avant d'allumer sa clope pour tirer une grande bouffée. Je trouvais cela bien faible de sa part qu'elle soit sous l'emprise de quelque chose d'aussi nauséabond qu'une cigarette. Pendant que la demoiselle s'encrassait les poumons, je consultai mon téléphone, cela devait bien être la première fois que j'étais à l'heure au lycée ! J'obtiendrai surement les félicitations cyniques de mon professeur de mathématiques en récompense de ma ponctualité... Le vendredi était toujours une longue journée, typique de celle d'un terminale S ; mathématiques, physique chimie et sciences s'enchaînaient durant de longues heures interminables jusqu'à la fin d'après-midi où j'assistais au "cours" de Monsieur Anderse. Je me demandais parfois quel mauvais diable m'avait incité à choisir cette filière, je n'étais ni un matheux ni un scientifique et encore moins un chimiste... Enfin, je n'avais plus qu'à tenir deux ans.
Le cours de mes pensées fut interrompu par l'arrivée de Louisa, emmitouflée dans son long manteau sombre. Parfois, je trouvais qu'elle avait vraiment des allures de duchesse avec sa démarche élégante et sa tenue bien droite. Ses longs cheveux auburn cascadaient autour d'elle, retombant mollement au niveau de son bassin. Elle nous salua tous deux d'un bref mouvement de tête, tremblante de froid, elle ne semblait pouvoir faire plus. Matthieu nous rejoignit presque aussi, arrivant de derrière Louisa. Il l'attrapa par les épaules et se mit à lui frictionner vigoureusement le crâne, arrachant un petit cri à la demoiselle soviétique.
"Espèce d'abruti ! Tu vois pas que j'ai froid ?!
- C'est marrant pour une fille qui vient d'un pays où il fait moins vingt en été !"
Les traits du visage de la jeune fille se durcirent tandis qu'un rictus mauvais commença à déformer ses traits fins. Je jetai un coup d'il à Matthieu, il continuait de sourire, visiblement amusé. Ces deux là passaient leur temps à se chamailler, ce qui donnait parfois scène à des situations très amusantes. Alice contemplait d'un il attentif mais deux amis, visiblement curieuse, sa cigarette à la main, déjà à moitié consumée. Mais, à ma plus grande surprise, Louisa ne réagit pas intempestivement contrairement à son habitude. Se contentant de dévisager Matthieu de son regard de glace, elle finit par articuler entre deux claquements de dents :
"T'as de la chance que j'ai autant froid, je t'aurai sauté dessus petit con.
- Tu m'aimes trop surtout !
- T'es qu'un merdeux redescends ! railla-t-elle un sourire féroce sur les lèvres, heureusement que mon petit Ethan est là."
Elle m'adressa un clin d'il auquel je répondis par un petit sourire. Je reçus alors une grande bourrade dans le dos qui me déséquilibra, manquant de me faire chuter. La douleur résonna jusque dans mes côtes, m'arrachant une grimace.
"Toujours au milieu Siwel, comme mes couilles un peu. D'ailleurs, t'étonnes pas si ta mère a du mal à marcher ce soir, je lui ai rendu une petite visite au travail."
La voix rauque de Julien me fit frissonner. Je me mordis avec force l'intérieur de la joue jusqu'à ce que le goût du sang se répande dans ma bouche pour ne pas me jeter sur lui. Les poings serrés, le ricanement de ses deux coéquipiers résonna de longues secondes dans mon esprit tandis que le souvenir de la raclée qu'il m'avait infligé immergeait de mes souvenirs, ravivant de douloureuses sensations.
"Un jour, déclara Louisa, je vais le tuer. Je vais lui arracher les paupières et lui planter des aiguilles dans les yeux.
- Garde tes tortures du goulag pour toi, rétorqua Matthieu, laisse tomber Ethan, c'est un abruti, ça lui retombera dessus.
- Ca fait des mois que j'entends ça et pourtant j'en prends toujours plein la gueule à cause de cet enfoiré, il m'a brisé les côtes putain !
- Ca te servira à quoi de lui casser la gueule ? continua mon ami, déjà que t'es pas dans les petits papiers du principal, ne va pas chercher la merde et il est toujours avec ses deux chiens de garde, à trois contre un tu te feras forcément fracasser, réfléchis.
- Je trouverai un moyen, mais il paiera."
J'avais toujours la mâchoire serrée, une colère sourde me faisant presque trembler. J'atteignais bientôt le point de rupture. Ses remarques stupides je ne pouvais même plus les supporter, j'ai du séjourner à l'hôpital à cause de lui sans qu'il ne subisse aucune sanction, innocent, comme toujours. La sonnerie du lycée retentit, nous indiquant qu'il était temps de rejoindre nos salles de classe. Je jetai un regard empli de dégoût au bâtiment principal, grand, austère, écurant.
"T'inquiète vieux, ignore le comme tu l'as toujours fait, Matthieu posa une main sur mon épaule, tu viens ?
- Nan, j'ai d'autres choses à faire que de pourrir sur une des chaises de ce foutu bahut."
Louisa s'apprêtait à objecter sur ma réaction mais je m'étais déjà détourné, les mains dans les poches, le regard sombre. Je ne savais pas où aller, le plus loin possible du lycée Baudelaire. Comment avaient-ils pu donner le nom d'un génie à un bâtiment où s'entassaient les esprits les plus faibles du monde ? Tout cela me dépassait. L'air était encore froid, mais animé par la colère, je ne sentais presque plus le vent fouetter mon visage. Bifurquant à chaque coin de rue, je finis par arriver dans un petit parc, à mi-chemin entre le lycée et le centre ville. L'ambiance paisible de l'endroit me détendit aussitôt. De grands arbres au tronc noir encadrés l'allée principale du parc qui était bordée d'un côté par des bancs et de l'autre côté par un petit cours d'eau où nageaient paisiblement quelques canard. Je finis par m'asseoir sur l'un des bancs et poussai un long soupir. Je restai de longues secondes ainsi, le regard dans le vide, essayant de me vider la tête. J'avais toujours eu du mal à contrôler ma colère, et Julien avait ce don pour me mettre en rage. Je pris ma tête entre mes mains, je ne pouvais supporter qu'il parle ainsi de ma mère. Il ne savait rien, rien du tout, il n'avait pas le droit de parler ainsi.
"Cela t'arrive souvent de t'éclipser ainsi ?"
La voix légère d'Alice me tira de mes pensées, je l'avais complètement oubliée. Assise à côté de moi, je ne l'avais même pas entendue. Je sentis une pointe de culpabilité, je l'avais laissée seule devant le lycée pourtant, elle ne semblait nullement en colère contre moi. Elle me scrutait de ses grands yeux bleu pétrole, balançant ses jambes, faisant ce soulever des gerbes de neige, et son regard restait aussi lisse que de l'eau, si fascinant, si perturbant. Je passai une main dans mes cheveux, légèrement gêné.
"Excuse-moi, mais j'arrive plus à supporter... ce qu'il dit, sur ma mère, déclarai-je penaud.
- Pourquoi ? Ce n'est qu'un moyen de t'agacer, et le pire c'est que cela marche ! Tu es aussi prévisible que la vie !
- Tu comprends rien toi non plus... Tu ne sais pas.
- Et bien explique-moi.
- Non, cela ne te regarde pas.
- Alors tu es bien un garçon aussi prévisible que la vie, il met en place le moyen le plus simple pour t'énerver et tu tombes dedans stupidement !
- Pourquoi la vie ? demandai-je, ne comprenant pas sa comparaison.
- Qu'arrive-t-il à la fin de notre vie ?
- Et bien... On meurt ?
- Exactement. La vie est prévisible, nous savons déjà à l'avance comment cela va se finir ; nous allons tous mourir, enterrés six pieds sous terre, brûlé ou je ne sais quoi encore. Tu le sais qu'un jour tout s'éteindra parce que nous connaissons la fin, tout est prévu, comme Julien avait prévu de t'énerver en parlant vulgairement de ta mère pour une raison qui m'est encore obscure.
- T'es vraiment pas comme les autres...
- Je prends cela comme un compliment !"
Elle souriait, de son joli sourire arrogant qui la caractérisait tant. Elle semblait toujours aussi incernable, comme entourée d'un voile de mystère impénétrable, impossible de savoir ce qui se cachait derrière ce sourire taquin et ce regard de saphir si pénétrant.
"Alors ? Aurai-je l'honneur de connaître ce secret ? demanda Alice.
- T'es vraiment têtue..."
Je soupirai, elle ne me lâcherait pas, ça, je l'avais bien compris. Adossé sur le banc, la tête entre ses mains, la jeune fille m'observait les yeux lumineux, visiblement impatiente. Pourtant, quelque chose me retenait, elle n'avait pas à savoir, cela ne la concernait pas, et surtout, cela faisait à peine quelques semaines que je la connaissais. Elle n'avait pas à savoir. Un autre soupir s'échappa d'entre mes lèvres, elle n'avait pas à savoir, rien, rien de tout cela. Alors pourquoi avais-je l'impression de pouvoir lui faire confiance ? J'ouvris la bouche pour parler, ne sachant ce qui allait en sortir mais, la sonnerie d'un téléphone m'interrompit. Alice fouilla quelques instants dans son sac avant d'en tirer le cellulaire. Les traits de son visage se contractèrent, c'était la première fois que je la voyais ainsi, elle semblait inquiète. La jeune fille se releva brusquement.
"Je dois y aller." dit-elle simplement.
Et elle partit aussitôt en courant. Je fronçais les sourcils, quelque chose clochait chez cette fille, mais quoi ?

L'effet papillonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant