Chapitre XII

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Lorsque nous descendîmes du bus, je fus amusé par l'expression remplie de surprise qu'arborait Alice. Ses grands yeux bleus écarquillés, elle observait avec attention la grande - voir immense - maison de Matthieu. J'avais certainement du avoir la même réaction la première fois que mon ami m'avait invité chez lui. Ce dernier vivait dans les beaux quartiers de ville, et qui dit beaux quartiers, dit belle maison, et la sienne était assez impressionnante. Aujourd'hui encore, je trouvais qu'elle ressemblait aux bâtisses que l'on voyait en Amérique, entièrement entourée de gazon, le seul moyen d'y accéder étant un grand portail noir. Il fallait le dire, la famille de Matthieu était assez aisée, mais il ne s'en n'était jamais vanté et j'appréciais sa simplicité. En contemplant le bâtiment, je m'imaginais à quoi ressemblerait l'endroit, une fois tous les invités sur place, la musique résonnant jusqu'à l'extérieur, les lycéens jouant à des jeux d'alcool que cela soit sur la pelouse ou à l'intérieur... Je soupirai intérieurement, je n'aimais pas l'ambiance des soirées, ces abrutis imbibés d'alcool, les filles dont on confondait la jupe avec la culotte, la musique trop forte... Mais Matthieu était mon ami, je faisais donc un effort pour lui.
"Il habite vraiment ici ?"
Alice semblait toujours ébahie devant l'endroit, ce qui me fit sourire. Tout en m'approchant de la sonnette incrustée dans l'une des deux colonnes de pierre soutenant le portail, je lui répondis par l'affirmatif. Le portail noir ne mit pas longtemps à s'ouvrir et je m'engageai aussitôt sur la pelouse, barrée d'une allée de galets menant directement à la porte d'entrée de la maison. D'un pas rapide, la jeune fille me suivit, laissant son regard fureter à droite et à gauche. Matthieu nous attendait devant, un grand sourire faisant ressortir ses fossettes. Il nous salua avec joie et nous fit aussitôt entrer. La porte d'entrée débouchait sur un petit hall décoré simplement au sol recouvert de dalles blanches. A droite, se trouvait son spacieux salon et une véranda, à gauche, la salle à manger et leur cuisine américaine. Je connaissais parfaitement sa maison pour y avoir passé des journées entières avec Louisa. A l'étage il y'avait la chambre de Matthieu, celle de son frère, de ses parents et deux chambres d'amis me semblait-il, il y'aurait de la place pour tout le monde.
"J'ai apporté quelques boissons, m'exclamai-je.
- T'aurais pas dû, j'ai tout ce qu'il faut et les potes du rugby ramènent encore de l'alcool."
Je haussai les épaules et lui tendis le sac contenant les sodas. Il le prit et nous invita dans le salon où une grande table avait été aménagée un nombre incalculable de chips, bonbons, boissons, biscuits... Les meubles et objets fragiles avaient été écartés et rangés, rendant la pièce encore plus spacieuse que ce qu'elle était.
"T'avais pas vraiment besoin de nous au final, m'exclamai-je, t'as déjà tout préparé.
- Il faut encore que je débarrasse la salle à manger et tout le reste, mais ça prendra pas longtemps, on s'y met ?"
Malgré le peu de motivation qui imprégnait mon corps, j'acquiesçai et suivis mon ami pour l'aider, Alice sur les talons.

Il était aux alentours de 19 heures lorsque les premiers invités arrivèrent. D'abord réunis dans le salon et discutant tranquillement, la maison de Matthieu ne mit pas longtemps à se remplir. Alice n'avait pas dit un mot depuis notre arrivée, se contentant d'arborer un sourire léger, détaillant les lycéens autour d'elle, leur verre débordant déjà d'alcool. La tête posée dans le creux de ma main, j'observais également la pièce avec ennui. Matthieu avait disparu depuis une bonne vingtaine de minutes et aucune des personnes présentes ne semblaient apte à discuter avec moi, même pas Alice. Finalement, la jeune fille se leva et de sa démarche légère, alla prendre deux gobelets sur l'une des grandes tables, rempli d'un liquide incolore. Elle me le tendit, gardant son petit sourire sur ses lèvres minces. Empoignant son verre sans grande conviction, je lui dis :
"Je ne bois pas d'alcool.
- Qui te dit que ça en est ?
- Tu vas me faire croire que tu t'es servie un verre d'eau ? raillai-je.
- Pourquoi pas ?"
Elle m'adressa un clin d'oeil avant de boire une grande gorgée de son gobelet, le vidant presque entièrement. Un peu surpris, je l'imitai donc, après tout, la demoiselle blonde était si particulière qu'elle aurait très bien pu prendre un verre d'eau en soirée ! Mais lorsque le liquide pénétra dans ma gorge, la brûlure que je ressentis me fit recracher l'intégralité de ce que j'avais ingurgité tout en toussant avec force. Une fois ma toux calmée, je jetai un regard noir à Alice qui pouffait silencieusement de rire, ses grands yeux bleus pétillant, sa main cachant son sourire.
"C'est de la vodka ! m'exclamai-je avec colère.
- Oh Monsieur qui ne boit pas d'alcool connaît la vodka ?
- C'est pas parce qu'en général je ne bois pas que je n'ai jamais pris un verre en soirée.
- Je comprends mieux pourquoi tu ne bois pas en tout cas ! On dirait que l'on t'a servi du poison !"
Je lui décochai un regard mauvais tandis qu'elle finissait son verre avant de se resservir, un éclat espiègle brillant dans ses yeux saphir. Posant mon verre à même le sol, je m'affalai dans le canapé, les bras croisés encore agacé par la mauvaise plaisanterie de la jeune fille blonde qui avait subitement disparu de mon champ de vision. Cherchant sa chevelure de blé parmi les lycéens entassés autour de la table, je ne la vis nulle part. Je fronçai les sourcils, continuant de scruter la table, pestant lorsque deux adolescents éméchés me bloquaient le champ de vision. Quelque peu perplexe, je me levai du canapé, un couple prenant aussitôt ma place pour s'embrasser langoureusement. Je ne voyais nulle part "ma petite blonde". Quittant le salon, je me dirigeai vers la véranda mais elle n'était pas là. Sans un mot je me détournai, continuant de chercher la jeune fille, retournant dans le salon, vérifiant la cuisine et même le hall, mais aucune des filles blondes que j'avais croisé n'était Alice. Finalement, je me rendis dans le jardin, le froid me giflant aussitôt le visage. Pourtant, cela ne semblait pas déranger les autres à l'extérieur, qui riaient et s'amusaient. Des petits cercles s'étaient formés, certains jouant à des jeux d'alcool sans intérêt. J'aperçus Matthieu, une bière à la main, plaisantant avec l'un de ses équipiers, mais pas trace d'Alice. Je sentis alors que l'on m'attrapait par les épaules et que je partais en avant.
"Oh Ethan qu'est-ce tu fous là ?"
Me retournant, je reconnus le sourire béat de Dorian qui riait seul sans raison. Visiblement, il n'avait pas bu qu'un verre lui non plus.
"Je cherche Alice, lui répondis-je.
- Tu cherches Alice ? répéta-t-il, Alice... C'est pas la blonde qui te suit partout ?"
Je levai les yeux au ciel devant son comportement agaçant. Il ne me serait d'aucune aide. Cependant, le grand blond ne semblait pas vouloir me laisser tranquille.
"Viens avec moi ! T'façon elle a pas pu s'envoler !"
Sans que je ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, il m'emmena au fond du jardin, gloussant comme un con. Ne sachant pas la réaction qu'il pourrait avoir, je me laissai donc conduire par le grand blond, qui finit par s'approcher d'un petit cercle de lycéens, assis à même sur l'herbe gelée, éclairés par l'une des lampes d'extérieur décorant le jardin de Matthieu. Que ne fut pas ma surprise de reconnaître Alice, à côté d'un terminale que je connaissais simplement de vu. Un verre à la main, une cigarette entre ses doigts, elle lui souriait de toutes ses dents. Son regard sembla alors capter ma présence, elle tourna sa tête vers moi et commença à me sourire avant de m'inviter à m'asseoir à côté d'elle d'un mouvement las de la main.
"Tu restes avec nous Siwel hein ? s'exclama alors Dorian, on va pas s'amuser sans toi !
- S'amuser à ?
- Au jeu de la bouteille, tranquille t'inquiète !
- Je compte pas embrasser n'importe qui.
- Mais nan c'est bon pour le collège cette merde ! Là c'est une gorgée à chaque fois."
Il m'adressa un clin d'oeil. Peu emballé, je m'assis cependant aux côtés d'Alice, qui tirai une grande bouffée de sa cigarette, ne voulant pas la laisser seule plus longtemps et ce jeu stupide commença.
A mon plus grand soulagement, le goulot de la bouteille en verre qui tournoyait sur l'herbe depuis maintenant plusieurs minutes ne m'avait désigné que deux fois. Les deux gorgées de Tequila que j'avais ingurgité m'avaient fait grimacer, je n'aimais pas cette sensation de brûlure dans la gorge que cela offrait. Certains n'avaient pas eu la même chance, Dorian en particulier ainsi qu'un ami à lui - Lucas me semblait-il - un grand brun qui au fur et à mesure, disait des choses de plus en plus incohérentes à chaque fois qu'il s'exprimait.
"On passe aux shots ?" proposa Dorian d'une voix pâteuse.
Il remplit son gobelet à ras bord, renversant une partie dans l'herbe et fit tourner la bouteille qui s'arrêta sur Alice. La demoiselle, sans un temps d'hésitation, empoigna son verre et le vida d'une traite. Elle s'essuya le coin de la bouche de ses doigts fins et lança un petit regard triomphant au grand blond qui l'observait avec étonnement.
"Elle a une meilleure descente que toi Siwel !" ricana-t-il.
Je ne pris pas la peine de lui répondre, Alice fit tourner la bouteille, un petit sourire flottant sur ses lèvres et cette dernière s'arrêta une fois de plus devant elle.
"Allez ma jolie, encore à toi !"
La jeune fille se resservit rapidement et ingurgita aussitôt l'alcool. Elle ferma une fraction de seconde ses yeux bleus avant de les rouvrir et d'afficher de nouveau son sourire espiègle. Après quelques tours, le goulot me désigna finalement. Avec un certain dégoût, je bus mon verre, tentant de cacher la toux qui m'agita en sentant le liquide brûlant couler dans ma gorge. En faisant virevolter la bouteille, elle s'arrêta une fois de plus devant Alice. La demoiselle hésita quelques instants cette fois-ci avant de boire, se massant par la suite les tempes vigoureusement. Visiblement, elle ne tenait pas si bien l'alcool que ce qu'elle laissait paraître.
Alors que le jeu continua encore durant de longues minutes, Alice finit par se lever péniblement et déclara d'une voix rauque :
"Je dois prendre l'air."
Dorian lui jeta un regard étonné, nous étions déjà à l'extérieur après tout... La jeune fille blonde s'éloigna donc dans l'obscurité d'une démarche hésitante, une nouvelle cigarette à la main. Ils continuèrent à jouer, tandis que je ne quittai pas l'adolescente des yeux, le point rougeoyant que formait sa cigarette en train de se consumer me permettant de la repérer dans l'obscurité.
"A toi Ethan."
La voix de Lucas me tira de mon observation. Je jetai un rapide coup d'il à la bouteille me désignant et secouai la tête avant de me lever.
"Je passe mon tour."
Je m'exclus donc du cercle, quittant par la même occasion ce jeu stupide pour retrouver Alice. Je n'aimais pas qu'elle soit seule et éméchée avec d'autres adolescents certainement encore plus soûls qu'elle. On ne savait jamais après tout. M'éclairant à la lumière de mon téléphone, je cherchai la jeune fille dans la pénombre. Nous étions au fond du jardin et il n'y avait personne, je ne la voyais même pas. Finalement, la lumière de mon téléphone capta sa silhouette, assise sur un vieux banc, à contempler ses mains, toujours sa cigarette entre ses doigts.
"Qu'est ce que tu fous là ?" lui demandai-je.
Elle redressa mollement sa tête, et je découvris avec stupéfaction qu'il ruisselait de larmes. Le dessous de ses yeux était noirci par son mascara qui avait coulé. Ne sachant que faire, je lui demandai bêtement :
"Tu vas bien ?"
Elle enfouit son visage dans ses mains et la secoua doucement. Je m'assis à côté d'elle et elle s'appuya aussitôt contre mon épaule, sanglotant légèrement. Je ne sus que faire. Je n'étais pas quelqu'un de réconfortant, je n'avais pas les mots, je ne les avais jamais. Hésitant, je passai cependant mon bras autour de ses épaules. Après tout, je ne savais même pas pourquoi elle pleurait ! Je me souvins alors de ce matin, dans le bus, le visage sombre et fatigué qu'elle avait affiché, quelque chose n'allait vraiment pas...
"Qu'est ce qu'il y'a Alice ?"
Elle redressa son visage vers moi, je ne pouvais plus voir son visage dans l'obscurité mais je devinais sans mal les larmes roulant sur ses joues humides. Je sentis son bras bouger, surement pour essuyer ses joues.
"Qu'est ce qu'il y'a ? répétai-je.
- Qu'est ce qu'il n'y a pas plutôt... répondit-elle d'une voix éraillée, car le problème c'est ça, c'est qu'il n'y a rien, une absence totale de quelque chose...
- Tu as trop bu Alice...
- Oh non pas du tout. J'ai les idées très claires, crois-moi, je le sais qu'il manque quelque chose.
- De quoi tu parles ?
- Je le ressens toujours ce vide, tous les jours, à chaque seconde, à chaque minute, chaque journée qui passe, il est là, au creux de ma tête, comme un vieux parasite qui ne veut pas me quitter.
- Je ne comprends pas, Alice.
- Je ne te demande pas de comprendre, rétorqua-t-elle d'une voix agressive que je ne lui connaissais pas, je ne t'ai jamais demandé de me comprendre et tu n'y arriveras pas.
- Si c'est pour que tu m'envoies chier, je te laisse chialer seule dans l'obscurité, répliquai-je agacé.
- Tu vois, c'est toujours ça le problème...
- Mais quel problème ? Putain Alice sois un peu plus clair !
- L'effet papillon."
Même si elle ne pouvait me voir, je la dévisageai avec curiosité, ne comprenant rien à ce qu'elle me disait. J'essayais de me convaincre que tout cela était dû à l'alcool, mais quelque chose au fond de moi me disait que ce n'était pas seulement ça, il y'avait quelque chose, de beaucoup plus sombre, et de beaucoup plus triste. Avant que je ne puisse lui poser la question, elle s'exclama :
"Il paraît, que le battement d'aile d'un papillon pourrait provoquer la plus grande des tempêtes...
- Quel est le rapport ?
- La plus petite des actions pourrait avoir de grandes conséquences."
Je sentis son visage se rapprocher, son souffle chaud effleurant mes joues.
"La moindre petite contrariété pourrait provoquer le plus grand des conflits..."
Un frisson agita mon corps, je n'arrivais plus à bouger, comme fasciné par ses paroles, son souffle chaud continuant de caresser ma peau, mélange de nicotine et d'alcool. Mais derrière ces odeurs désagréables, j'arrivais à percevoir son parfum de vanille habituel, si léger.
"La moindre petite larme pourrait ébranler le plus insensible des coeurs..."
Elle arrêta de respirer une fraction de seconde, avant de poursuivre :
"Le moindre petit regard, pourrait changer un monde..."
Et puis, sans que je ne m'y attende, elle déposa délicatement ses lèvres sur les miennes, aussi léger que le vol d'un papillon.

L'effet papillonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant