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Sous l'ombre de la nuit, simplement illuminé par les rayons d'un réverbère, il pouvait observer les formes de cet homme se déhancher en rythme. Sa taille fine suivait le mouvement gracieux de ses cuisses habillées d'un pantalon de bureaucrate noir qui accentuait chaque vague de son corps, en épousait tous les contours. Jamais il ne lui avait été donné de voir un homme aussi séduisant, plus encore, aussi appétissant. Sa faim et son envie prenaient le dessus, il voulait croquer cet homme juste devant lui, cet inconnu au corps parfait, sans même en comprendre la raison. Sa proie disparut soudainement dans un virage, le chasseur le perdit de vue. Son regard l'avait quitté l'espace d'une seconde puis il s'était volatilisé.

Les formes de cet inconnu hantèrent le chasseur pendant de longues heures peu après ça. Son esprit ne dérivait pas de la vue de ses hanches qui se balançaient élégamment, qui dansaient au rythme du silence.
« Eh ! Auriez-vous l'obligeance d'être un minimum concentré.
L'interlocuteur le tira de ses pensées. Le chasseur soupira et détourna le regard du reste de la salle de conférence.
- Bon, continuons, reprit l'autre homme. La situation est grave, nous le savons tous. Notre principal concurrent commence à faire de plus en plus de chiffres, tandis que les nôtres déclinent. Des propositions ?
- On pourrait investir dans des nouveaux modèles ?
- Hors de question, beaucoup trop coûteux.
- Peut-être pas. On pourrait proposer une offre à la compagnie de textile pour nous procurer de meilleurs tissus. Quant à nous, nous devons innover nos produits, les clientes cherchent des articles à la mode, pourtant notre compagnie s'obstine à rester dans l'ancien temps.
- Vous pensez à un relooking ?
- Oui, l'innovation de nos articles. Le but serait de rendre nos vêtements plus modernes, plus pétillants.
- Pourquoi pas, qu'en pensez-vous Seiji ? Seiji ?... Seiji !
- Mh..? Pardon, j'étais ailleurs.
- Laissez tomber. Parfait, je vais réfléchir à cette idée, merci de votre aide. On se voit demain, bonne fin de soirée.»
Les travailleurs quittèrent la salle en se saluant. Seiji gagna l'accueil, s'enregistra sur le registre d'emprunt et s'en alla. Bien que cela l'accommoda d'une tâche plus encombrante qu'autre chose, il devait revoir le style de chacun des produits de son entreprise. Il était gestionnaire et ce genre de corvées faisait partie de son travail. La situation était difficile ces derniers temps, en effet, les revenus coulaient peu à peu et menaçaient de s'effondrer totalement. Un immense projet de restructuration avait été lancé, à commencer par les employés, bien avant les articles. Seiji se trouvait dans une position délicate, puisqu'il semblait dissipé depuis quelques temps, et ça n'était pas pour plaire à son directeur, qui lui reprochait sans cesse de ne pas assez s'investir dans les projets de l'entreprise. En vérité, il ne pouvait pas réellement lui donner tort, effectivement, il avait toujours les pensées rivées sur cet inconnu qu'il croisait le soir en retournant faire ses heures de nuit. Les deux prenaient le même train sur la ligne Yamanote, leur arrêt était également le même. Seiji avait bien essayé de voir où il pouvait bien se diriger, mais à chaque fois, il finissait par le perdre de vue. Cette petite promenade nocturne dans Tokyo animait sa soirée, mais avait le don, pour le moins, de le frustrer. Il se sentait tant agacé de le perdre chaque soir, qu'il en venait à se demander si cet homme ne faisait pas tout pour le semer. Cela faisait près d'un mois que cette situation durait. Un mois entier sans s'échanger de regards ou de mots, juste une passion dévorante de Seiji pour cet homme.

Notre chasseur craignait de subir en premier les conséquences de la restructuration des postes, le but était d'économiser un maximum de salaires pour se permettre des matériaux plus coûteux, mais en contrepartie de meilleure qualité. Il était persuadé de partir dans les premiers.

Sa journée avait été encore plus longue que la précédente, elle même plus longue encore que celle d'avant. Il semblait pris dans une spirale infernale de l'ennui, seules ses quelques distractions du soir lui permettaient de se changer les idées. La nuit, il la passait à imaginer son bel inconnu, lui dont le visage l'intriguait tout en le fascinant. Il ne connaissait ni son nom, ni même le son de sa voix, il n'avait vu que les traits légers de son visage et les contours délicieux de son corps. Comme un fantôme ou une illusion, l'inconnu hantait son esprit, mais se maintenait entre lui et Seiji une limite infranchissable, une barrière, plus communément appelée la timidité. Seiji n'aurait jamais osé lui adresser la parole, un être humain aussi pur que son inconnu adoré ne saurait supporter une conversation avec un simple employé de bureau comme lui. Ce dernier se voyait comme une plaie immonde et répugnante. Face à tant de perfection incarnée en un seul homme, il se sentait ridicule, inutile et affreusement peu fréquentable. Bien plus que de l'attirance ou de la passion futile qu'illustrait les films à l'eau de rose du moment, Seiji voyait cet homme avec un regard brûlant d'amour, un véritable coup de foudre. L'inconnu lui avait arraché, des deux mains, son cœur et en avait fait un amas de sentiments nouveaux et indescriptibles. Sans forme cohérente, sans mot pour les décrire. Il rêvait de son bel ange sans arrêt, tellement qu'il en oubliait parfois de vivre. Il s'était résigné à vivre cet amour loin de l'autre. Ils se voyaient tous les jours, mais même s'il était, pour Seiji, près des yeux, l'inconnu était plutôt loin de ses mains. Bien que celles-ci ne demandaient qu'à courir partout sur sa peau, la caresser, la sentir et y imprégner leur forme.

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