IV

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Toute âme semble faite d'immenses flammes incandescentes, alimentées par un brasier d'émotions éphémères et bien souvent inutiles. Ce tumulte crépitant résonnait dans les profondeurs de l'être, jusqu'à le faire fondre, à le broyer de sa chaleur étouffante. Un volcan révolté, que l'on ne peut plus freiner.

Cette tempête intérieure avait perdu de sa puissance dans le cœur du traqueur, lorsque celui-ci passa le portique de la station. Sa vivacité vacillait, s'éteignait, puis les braises se remettaient à crépiter, avant de se consumer de nouveau. Le souffle glacial de son monde l'avait rattrapé au grand pas, ralenti de toute sa vigueur, avant de le faire chuter lamentablement du haut d'une falaise. La collision était inévitable et le choc lui semblait mortel. Seiji craignait plus que tout de finir bêtement comme ces vieux travailleurs, rabougris par l'usure, ces hommes patauds et acariâtres, obnubilés par leur besoin d'occupation.
Ces énergumènes, il les voyait défiler en masse chaque matin. Leur vue froissait son sens de l'esthétique, lui qui, inconsciemment, était très attaché à l'apparence et aux contours du corps masculin. Paradoxalement, les femmes rondes lui paraissaient magnifiques, peut-être l'habitude mêlée au dégoût, de devoir travailler au quotidien avec des mannequins, pour la plupart, taillées comme des baguettes. Les formes d'une femme devaient être, selon son image, harmonieuses et un minimum volumineuses pour être conformes à son idéal. Chaque femme à son complexe, elle ne saurait être une femme si ça n'était pas le cas. Les rondeurs lui paraissaient comme le plus attirants des complexes, pourtant, la plupart des japonaises étaient fines, fines comme ce je ne sais quoi dont le nom ne lui revenait pas. Simplement trop fines, il n'y avait pas lieu de donner une quelconque explication à ce constat évident.

Au fil des pages, son attention s'était détachée des lignes pour divaguer dans un fléau d'angoisses et de craintes. Seiji en oubliait même la jubilation qui faisait palpiter son cœur comme un tambour contre sa poitrine. Il perdait toute notion du réel et ne voyait plus rien autour de lui que du vide, un vide incommensurable et effrayant. Tout le reste avait disparu, il n'y avait plus que lui dans ce décor blanc, comme recouvert d'une neige immaculée. Il avait fait abstraction du monde extérieur, l'avait supprimé pour n'en voir que les traits grossiers et mal finis. Même les rognures les plus évidentes n'apparaissaient plus, des ratures superficielles, bonnes à gommer définitivement. L'envers de la réalité, une étendue vidée de son parfum de malheur, un monde que Seiji s'était imaginé lors de ces longues heures d'absence et d'ennui.

Cela devait faire une bonne heure qu'il avait cessé de réfléchir, il était assis lamentablement sur sa chaise, appuyé sur ses coudes, les yeux rivés sur un écran noir. A cet instant, une mer de questions sans réponses s'était imposée. Elle avait inondé son esprit, et il redoutait que ce soit l'ultime et dernière fois qu'il puisse contempler ce rectangle obscur. Il aurait, sans doute, prié pour que les choses en soient autrement.
Il laissa un long soupir s'échapper, avant de s'avachir davantage sur son bureau.
 « Si ce n'est pas ce pauvre Seiji qui rumine. Dis-moi, tu en fais une tête.
 - Epargne-moi tes réflexions, Riko. Qu'est-ce que tu me veux cette fois ?
 - Très bien, je n'insiste pas. Tu as reçu un fax ce matin, mais tu sembles tellement occupé à ne rien faire qu'il est arrivé dans mon bureau. Je me demande vraiment ce que tu ferais sans moi, pense à me remercier de temps en temps. Et souris un peu, on dirait que tu vas à un enterrement.
 - Peut-être, peut-être bien le mien d'ailleurs. Merci, Riko.
 - Merci de quoi ? D'avoir fait le boulot à ta place ? D'ailleurs, ça avance ton dossier en cours, le fameux "relooking" ?
 - Si par avancer, tu veux dire qu'il a fait le voyage jusqu'à mon appartement, oui, sinon, non.
 - Tu es encore plus négligé que je le pensais.
 - Si le dossier t'intéresse tant que ça, tu peux le faire à ma place. De toute façon, je ne suis pas en position de protester, et je n'ai certainement pas la prétention de dire que je vais survivre à la restructuration des postes.
 - C'est vrai que j'ai entendu dire que ça ne jouait pas en ta faveur.
 - Je dirais même que je peux déjà commencer à remballer mes affaires, fais-moi tes adieux maintenant, avant que tu ne puisses plus revoir mon joli minois.
 - Quoi qu'il arrive, ce n'est certainement pas ta modestie débordante qui va me manquer », rit-elle.
Riko s'éloigna lentement, en laissant transparaître un sentiment d'inquiétude dans son regard. Quand bien même elle se trouvait être une femme munie d'un fort caractère, son cœur n'en était pas moins aussi grand et bon. Un cœur qui n'avait pas été conquis jusqu'à présent, peut-être était-ce à cause de ce mont imposant au milieu de son visage, un nez comme vous n'en avez jamais vu, long, large et légèrement écrasé, presque à l'étroit entre ses deux joues. Paradoxalement, Seiji la trouvait plutôt jolie, malgré la finesse excessive de son corps, elle était très bien faite, là n'était pas l'ennui, mais elle était peut-être un peu trop mince à son goût. D'un certain point de vue, qu'elle l'eût été ou pas, il ne s'intéressait pas aux femmes, ce n'était pas « son truc », comme les gens disaient. Et ce n'était pas faute d'avoir essayé. Il n'y avait simplement rien à faire, peu lui importait ce que les autres pouvaient bien dire de lui, Seiji était comme ça, il n'y pouvait rien et ne voulait pas changer le moins du monde.

Il baissa les yeux et vit le fax, glissé entre ses mains. Il soupira encore, ce devait être une habitude désormais. Il feuilleta rapidement son contenu, recommença, puis il resta bloqué sur une page en particulier. Il se leva brusquement, dans un mouvement de panique, avant de courir jusqu'au bureau de son supérieur. Il toqua à la porte et ne prit pas la peine d'attendre une quelconque réponse, il l'ouvrit brutalement et déboucha dans la pièce comme un enfant en furie.
 « Je peux savoir ce que ça veut dire "redirigé" ?
 - Seiji, vous tombez mal.
 - Je n'en ai strictement rien à faire que vous soyez occupé ! Répondez à ma question.
 - Ecoutez Seiji, je suis sur le point de conclure un accord, si vous voulez bien sortir de mon bureau, et attendre patiemment votre tour dans le couloir.
 - Et si je ne veux pas ?
 - Cessez de faire l'enfant, dehors !
 - Je ne bougerai pas d'ici ! Dites à votre ami de nous laisser un instant.
 - Il est hors de...
 - C'est bon, Yuuji, je peux vous laisser discuter, ça ne me pose pas de problème.
Yuuji soupira, avant de faire un signe de la main à son collaborateur.
 - Bon, Seiji, qu'est-ce qu'il se passe encore ?
 - Pouvez-vous me dire ce que ça veut dire, au juste, ça ?
Il posa le fax sous les yeux de son patron en pointant du doigt le mot "redirigé".
 - Je vais être franc avec vous. Vous êtes quelqu'un de bien, Seiji, mais vous n'êtes plus autant impliqué que vous ne l'étiez autrefois, et malheureusement, les finances chutent, j'ai besoin de libérer des salaires.
 - Dites-moi quelque chose que je ne sais pas, s'il vous plaît. Pourquoi voulez-vous me rediriger ?
 - Ce serait juste une petite mutation, rien de bien grave, un poste s'est libéré à Osaka, dans une de nos succursales.
 - A Osaka ?! Mais vous vous rendez compte que je vais devoir déménager ! "Juste une petite mutation", mais bon sang, vous vous foutez de moi !
La bête se leva de son siège et tapa contre son bureau de ses poings.
 - Vous n'avez plus votre mot à dire quant à cette situation ! C'est ça, ou vous êtes renvoyé ! Vous êtes libre de faire un choix, mais choisissez bien, vous n'aurez pas d'autre alternative.
 - Vous voulez dire que je dois quitter ma ville, mon quotidien, mon logement et mes proches, tout ça pour mon travail.
 - Allons, ça peut vous sembler effrayant au premier abord, mais réfléchissez, au final vous serez gagnant. Et puis, Osaka, ce n'est quand même pas si loin que ça.
 - Parlez pour vous ! Il n'y a pas moyen que je sois transféré à Yokohama plutôt ?
 - Non, Osaka est le seul poste disponible pour le moment, mais croyez-moi, vous n'avez pas le temps d'attendre qu'une place se libère à Yokohama.
 - Très bien, dans ce cas, ne comptez plus sur moi.
 - Que voulez-vous dire ? Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
 - Et bien, c'est très simple pourtant, vous vouliez vous débarrasser d'un salaire, et votre souhait est entendu, je démissionne.
 - C'est ça. Et où irez-vous ensuite ? Vous n'avez nulle part où aller, Seiji ! Ne soyez pas idiot !
 - Je n'en serais pas si sûr si j'étais vous. Ma décision est prise, vous n'aurez plus qu'à régler ça avec ma secrétaire, elle sera ravie de vous aider.
 - Puisque c'est-ce que vous voulez, sortez donc de mon bureau, vous n'avez plus rien à y faire !
 - Je n'allais certainement pas attendre que vous me l'ordonniez.
Seiji sortit de la pièce en claquant la porte. Il attrapa le collaborateur qui attendait toujours patiemment dans le couloir, et qui avait sûrement dû tout entendre.
 - Si vous voulez parvenir à un accord stable avec lui, je vous conseille de coucher avec.
 - Q-... Je vous demande pardon ?»
Seiji se mit à rire en tapant amicalement l'épaule de l'autre homme. Ce dernier, plongé dans l'embarras, regarda le chasseur s'éloigner.

L'ogre s'était défait de sa massue, pour se laisser envoûter par la plume. Le choix avait été fait, il n'y avait plus moyen de faire volte-face. Le temps ralentissait à mesure que Seiji s'éloignait du bureau, la massue ne lui manquait plus, mais il ne savait pas quoi faire de la plume. Il ne faisait que se remémorer sa vie, questionner sa conscience quant aux différents choix qu'il avait fait jusque-là, mais seul un écho lointain daignait lui répondre. Il avait en à sa possession les éléments qui constituaient son quotidien, hier comme aujourd'hui, mais il ignorait comment serait fait le lendemain. Comment sera ce fameux « demain » ? Cette simple question le fit trembler, et un frisson glacial lui parcourut l'échine. Il aurait voulu pouvoir fermer les yeux, s'isoler et oublier, l'espace d'un instant, qui il était.

Il se laissa porter par ses jambes, retrouvant son monde blanc, avant de laisser une nouvelle larme s'écouler. La larme de trop.

AgapéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant