IX

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Autour de lui, le vide avait laissé sa place à un sentiment d'amertume et d'agacement. S'il l'avait pu, il se serait terré dans son appartement pour le restant de ses jours, demandant à ce qu'on ne le dérange pas. Il ne réclamait que le calme, chose bien simple en soi, mais dont personne ne connaissait réellement la définition.

Riko avait fait irruption chez lui. Pas qu'il n'appréciait pas sa présence, mais ce jour-ci n'était probablement pas le bon. Riko n'était pas le problème. Un être humain autre que Sawada l'était. Aurait-il pour autant accepté Sawada dans son restant d'appartement ? Une question qui ne demandait pas à réponse, pas dans l'immédiat.
Il répondait à chacune de ses questions très brièvement, en évitant tout sujet qui aurait amené un débat. La jeune femme l'avait probablement remarqué, mais elle ne semblait pas tellement s'en soucier et ne disait rien à ce propos. Plus vite il l'aurait renvoyée chez elle, mieux les choses auraient été. C'est ce dont il essayait de se convaincre. Mais il connaissait Riko et savait pertinemment qu'une réponse incomplète amenait à une autre question similaire, dans le seul but d'obtenir plus d'informations. S'il l'avait laissée faire, il aurait dû subir un interrogatoire interminable et c'était précisément ce qu'il ne voulait pas supporter. Les questions sensibles arrivaient à vue de nez, Riko était intelligente et dirigeait la conversation en ce sens, tentant presque de piéger Seiji pour le forcer à répondre. Elle était là, cette petite corde raide, et elle faisait sourciller le chasseur. Elle n'avait plus qu'à poser le doigt dessus et lui provoquer des frissons. Mais sa peau s'arrêta à mi-hauteur, elle ne voulait pas plus provoquer la colère de son ami que lui ne voulait avoir à s'énerver. La conversation resta des plus formelles, une discussion entre anciens collègues, plus qu'entre amis. Riko ne resta pas plus de vingt minutes et laissa Seiji à sa solitude sans insister. Elle l'avait senti froid et distant, et avait jugé plus judicieux de ne pas le pousser à bout, bien qu'elle ignorât parfaitement la raison d'un tel stoïcisme.

La fièvre s'était adoucie, le jeune homme pouvait encore se plaindre d'un mal de tête assez moindre, mais il préféra se concentrer sur Sawada, qui avait à nouveau pris entière possession de ses pensées. De temps à autres, il se levait pour boire et tourner en rond dans la pièce. Pendant l'une de ses rondes, il remarqua le roman qu'il avait apprécié lire quelques jours ou semaines plus tôt. Il ne comprenait pas pourquoi aujourd'hui il le trouvait ignoble. Il relut quelques lignes, quelques pages, en diagonale, puis en s'attardant un peu plus sur certains passages. Il passait outre les scènes érotiques et essayait de garder son attention sur les scènes se rapprochant de l'enquête policière, autour de laquelle l'histoire était censée s'articuler. Les mots glissaient difficilement, ils étaient durs et âpres. Même lui se savait capable de faire mieux. Et pourtant, il ne parvenait plus à détacher son attention de ce livre qu'il tenait fermement dans les mains. Pour une raison qu'il ignorait, il sentait beaucoup de sentiments sombres se détacher des pages, comme s'il voyait à travers les lettres ce que l'auteur avait bien pu ressentir en écrivant. Ce qu'il percevait n'était pas aussi agréable que ce que la richesse des passages de sexe laissait entrevoir. Après réflexion, il n'aurait pas pu faire mieux. Il comprenait aussi bien comment il pouvait trouver ce roman inintéressant, mais il comprenait tout aussi bien ce qui l'avait attiré. La peine, le chagrin, l'angoisse, la haine, tous avaient pris possession de son esprit au moment où il avait lu ces lignes pour la première fois. Là où ne demeurait plus que du regret, tout avait été purgé de son sens, Seiji n'y voyait plus d'intérêt. Ce devait être en cela qu'il le considérait comme un bon roman. Il le reposa à sa place, et se décida à ne plus y toucher avant un moment.

Une heure de plus s'écoula sans encombre. Rien de particulier n'avait bouleversé cette heure, elle avait semblé plus banale encore que les autres. C'est au terme de cette heure que les hostilités avaient été ouvertes. Son mal de crâne ayant cessé, il avait eu la brillante idée de sortir. En y repensant, il le regrettait déjà. Le ciel était dégagé et une brise froide venait caresser la peau de ses joues. Il faisait froid, mais cela lui était supportable, il se devait même d'avouer qu'il trouvait ça agréable. Il y avait toujours par endroits un peu de neige, mais la bonne majorité avait déjà fondu. Il avait le sentiment d'être un cadavre à moitié vivant au milieu d'une foule d'hommes et de femmes plus pressés les uns que les autres. Ses pieds traînaient sur le sol, il n'avait pas la volonté d'aller plus vite, et manquait de se faire bousculer à chaque foulée. C'est à cet instant que la brillante idée qu'il avait eu prenait tout son sens. Plus loin dans la rue, il reconnut son ancien patron. Ce devait être la dernière personne en ce bas monde dont il avait envie de voir le faciès. Il fuit lâchement en essayant d'esquiver, mais il avait réagi trop tard. L'homme qui l'accompagnait était un ancien collègue, qui avait immédiatement reconnu Seiji. Il l'appela de là où il était. Deux issues s'offraient au chasseur : fuir ou aller à leur rencontre. Laquelle était la plus judicieuse ? Aucune des deux. S'il avait pu, il aurait tout bonnement disparu en un claquement de doigt. Néanmoins, il jugea plus sage d'ignorer simplement que l'on hurlât son nom à travers une rue passante. Il traversa sans jeter le moindre regard dans la direction de son ancien supérieur, il passa simplement en courant d'air sans prêter attention aux deux hommes. Ces derniers n'insistèrent pas plus, mais Seiji savait que Yuuji avait compris son geste. Il s'en était préservé, mais ce n'était pas l'envie de le frapper qui lui manquait. Il continua de marcher sans surveiller les gens autour de lui. Il finit par se diriger vers un petit parc, les arbres avaient perdu leur feuillage et les quelques sapins s'étaient couverts de neige. Il croisait par moment des enfants qui courraient avec leur cartable, précédés par les parents qui avaient visiblement du mal à suivre. Seiji cessa définitivement de prêter attention au monde alentour, il se concentra sur ses pas et sa respiration, qu'il finit vite par remplacer par le visage de Sawada qui hantait son esprit. Il ressassait sa soirée à ses côtés et le bonheur que cela lui avait procuré. Ses soucis professionnels s'étaient effacés au même rythme que les larmes. Il avait comblé le vide avec un sourire et le chasseur s'était surpris à aimer l'autre homme plus profondément encore.
Son épaule se heurta à quelqu'un. Le choc le tira de ses pensées et son regard se jeta sur la personne qu'il venait de bousculer.
« Sawada ?!
 - Oh, Seiji bonjour ! Pardon de vous avoir bousculé, vous allez bien ?
 - C'est moi pardon, je ne regardais pas où j'allais.
 - Vous avez pâle mine. Mal dormi ?
 - Effectivement, pas assez. Mais vous alliez travailler n'est-ce pas ? Je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps.
 - Rien de bien important rassurez-vous. J'aime arriver toujours un peu en avance, ça me laisse justement le temps de discuter si je croise quelqu'un en chemin, sourit Sawada. Et vous, où alliez-vous ?
 - Nulle part en réalité, je ne fais que prendre l'air.»
Cette conversation était des plus inattendues, mais elle soulageait un peu Seiji qui se sentait oppressé et nerveux. Cela ne faisait même pas vingt-quatre heures qu'ils s'étaient quittés et pourtant, le chasseur avait l'impression que ces quelques heures avaient été une éternité. Il put oublier encore quelques instants ses malheurs et apprécier la présence de Sawada qui l'apaisait plus que quoi que ce soit d'autre. Il était toujours très poli et courtois, il ne pouvait dire s'il s'agissait de pure formalité ou de véritable gentillesse, mais ça n'était jamais désagréable d'avoir l'air un peu plus humain dans les yeux de quelqu'un. Leur petite discussion ne dura pas plus que quelques minutes, mais ce petit instant avait été suffisant pour soulager Seiji de l'agacement qui le pesait depuis son réveil. Lorsque les deux hommes se séparèrent, un léger sourire était venu arborer le visage pâle du chasseur. Son teint paraissait moins livide et une humeur un peu plus agréable s'était installée. Humeur qui, à n'en point douter, allait très vite retomber si un quelconque incident venait encore à survenir. Ce qu'il savait de source sûre, voyant déjà son malheur arriver sur lui, prêt à l'abattre à la première occasion. Tout s'était si vite enchaîné qu'il n'avait pas eu le temps de riposter, mais juste derrière Sawada, certains de ses anciens collègues avaient remarqué leur conversation. Ils semblaient d'ailleurs bien déterminés à lui en dire deux mots. Difficile de se dérober, il les regarda simplement avancer vers lui, et à sa grande surprise, pour ne pas dire joie, ils ne s'arrêtèrent pas et se contentèrent de le dévisager en poursuivant leur route.

Pourquoi diantre Tokyo lui avait parue si petite en cette froide matinée. Lassé de lutter contre les événements, il regagna son appartement en faisant un petit détour par des ruelles étroites et désertes.

De retour chez lui, il constata que devant sa porte s'agitait un homme qui hurlait en frappant de son poing. Son voisin, qui avait semblait-il quelque chose à reprocher au chasseur. Se lamenter ne servait plus à rien, aujourd'hui n'était pas son jour, il avait beau soupirer, rien n'aurait changer cela. Seiji écouta les jérémiades de son voisin sans vraiment écouter ce qui avait bien pu le mettre dans une telle colère. Il entendit vaguement quelques phrases à propos d'une vie nocturne bien agitée, sûrement trop pour un vieillard comme lui qui avait besoin de repos ces derniers temps. Il n'écouta pas plus. Mais compris très vite que le vieil homme s'était trompé de voisin.
 « Écoutez monsieur, ça fait quelques temps déjà que je ne suis plus dans une relation. Mes nuits sont calmes. Si vous devez vous plaindre, c'est auprès de votre voisin de gauche, qui lui à l'air de s'amuser pendant que nous avons tous besoin de sommeil.»
L'autre homme cessa de hurler et constata son erreur. Il s'excusa avant de retourner frapper à la porte de son voisin de gauche cette fois-ci. Commença ainsi une longue dispute sur la vie sexuelle d'un étudiant et le besoin de sommeil d'une personne âgée. Seiji se dépêcha d'aller s'engouffrer dans son antre avant que le vieillard n'ait la bonne idée de l'impliquer dans ce débat, dont il ne se sentait pas le moins du monde concerné. Ses retrouvailles avec son canapé furent probablement les plus belles. Il devait bien être le seul à ne pas se plaindre, et Seiji se sentait ridicule à imaginer son mobilier pester sur son manque de responsabilité évident. Pour rendre cette journée encore plus infâme, il aurait juste fallu que sa mère débarque à l'improviste valise à la main. Ceci devait être le pire. Pire encore que son patron ou ses collègues à dire vrai. Seiji pria pour un peu de répit, qui fut de courte durée, puisque quelqu'un était déjà de nouveau en train de sonner à sa porte. S'il ça n'avait tenu qu'à lui, il aurait hurlé et aurait fait taire définitivement cette maudite porte, mais en tant que bonne personne, il passa outre et se releva péniblement pour aller ouvrir. Les yeux de l'autre côté du palier n'annonçaient rien de bon. Il venait tout juste de se prendre un coup de fouet des plus violents. Rien que le visage de sa sœur lui avait provoqué des sueurs froides.

AgapéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant