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D'une hauteur vertigineuse, la falaise se dressait sous ses pieds, lui murmurant de sauter. Au fond, tout était néant et chaos, le décor était totalement plongé dans l'obscurité, envahi par des émotions sombres et lugubres. Il faisait face à ce trou, le fixant inlassablement, tentant d'en distinguer l'étendue. Étrangement, il n'avait pas peur que la chute survienne, il l'avait déjà provoquée, il tombait, ignorant jusqu'où la gravité l'attirerait. La lumière au-dessus de sa tête rétrécissait, et l'ombre se faisait de plus en plus présente, elle l'engloba tout entier, l'avala dans son nuage noir, et le fit disparaître dans la pénombre.

Un sursaut, et les yeux de Seiji s'ouvrirent dans la précipitation. Son cœur s'était emballé à en être douloureux, son souffle avait doublé d'intensité. Le calme régnait dans la pièce, dans le noir, il ne put distinguer que ses mains, qui tremblaient de panique. Il prit une grande inspiration avant de quitter son lit. Quand bien même il l'aurait voulu, il aurait été incapable de se rendormir.
Cela faisait plusieurs jours déjà qu'il restait enfermé chez lui, à se morfondre. Combien ? Une semaine, ou deux probablement. Tout allait dans le mauvais sens, et Seiji ne maîtrisait plus rien, il se sentait de plus en plus frustré à mesure que les événements s'envenimaient. Dans son esprit, les choses se poursuivaient, s'entremêlaient puis s'écrasaient les unes contre les autres. Il avait, comme qui dirait, touché le fond. Son inconnu lui revint en mémoire, il aurait voulu pleurer, mais rien ne vint, les larmes ne coulèrent pas. Il se questionnait sans jamais trouver de réponse, il n'arrivait pas à accepter ses choix, il ne parvenait pas à savoir s'il avait choisi le bon chemin. « Et si j'avais simplement pris ce poste à Osaka ? »
Cela lui était si douloureux de se retrouver face au fait accompli, qu'il ne parvenait pas à s'imaginer ce que les autres itinéraires auraient pu lui apporter. Il se savait terriblement loin des réjouissances qui l'avaient bercé peu de temps avant cela. Il se refusa à réfléchir plus longtemps, et il enchaîna les verres de saké, sans même les compter. Il aurait pu se soûler la nuit et le jour durant, si les vomissements ne l'avaient pas freiné dans son élan. Il n'avait rien avalé depuis une journée, son ventre hurlait à l'agonie. Son organisme rejetait l'alcool, Seiji avait maigri, et son teint avait pâli. Devant le miroir, il ne voyait plus le même homme, il avait l'impression de faire face à une peinture abstraite. Il ne reconnaissait plus ni son corps, ni son visage. Jamais il n'aurait imaginé changer autant en si peu de temps. Il n'était pas très amaigri, mais il voyait tout de même une différence évidente.

Il ne recevait jamais de visite et n'en demandait pas. Il n'avait informé personne de sa démission, il supportait, une nouvelle fois, le fardeau seul et il assumait entièrement les conséquences de ses actes. Bien que tout portait à croire le contraire, il ne regrettait pas son geste, il aurait juste souhaité que les choses en soi autrement. Il aurait aimé avoir l'occasion d'échapper à ça. La vie s'acharnait sur lui, et ne le ménageait pas.

Le jour s'était levé, Seiji n'avait pas bougé de son siège, il était toujours la tête plongée dans ses bras. Le silence était maître, rien ne bougeait dans l'appartement, pourtant au fond de lui, Seiji entendait les hurlements de son cœur. La pièce semblait vide, dénuée d'existence, et même le vent avait cessé de siffler entre les rideaux. La faible lumière, qui traversait le salon pour parvenir jusqu'à la cuisine, où s'étalait Seiji, prenait de l'ampleur au fil des minutes et Seiji s'abandonnait à la fixer inlassablement. Un rayon fit briller un petit objet, le reflet scintilla dans le coin de l'œil du chasseur, qui dirigea son regard vers l'objet en question. Lorsqu'il s'en saisit, il reconnut la carte de visite de son cher et tendre inconnu. Inconnu qui avait désormais un nom, ainsi son esprit ne le nommait plus « Inconnu », pour Seiji, il était dorénavant Tsuneoki Sawada. Il contempla son nom, le relut encore et encore, et s'imagina le visage et la voix de Sawada. Jamais plus beau nom n'aurait su convenir à cet homme. Il fut pris d'une irrépressible envie de le contacter, mais pour lui dire quoi ? Il soupira avant de reposer la carte à sa place, pour regagner son siège. Puis il reprit son activité principale : se lamenter sur son sort. Quelle vie misérable n'est-ce pas ? Seiji était condamné à soupirer pour le restant de ses jours, à se plaindre et à rêver d'un homme qui ne lui appartiendrait jamais. Triste fin pour quelqu'un d'aussi ambitieux, il en avait parfaitement conscience.

Un vrombissement sourd brisa le silence qui pesait dans la pièce. Seiji se leva lentement et attrapa son téléphone. C'était Riko. Il ne lui avait pas donné de nouvelles depuis son départ, ils s'étaient croisés à la gare, mais Seiji avait lâchement fuit sans même chercher à la voir. Il ne savait pas s'il valait mieux décrocher, ou laisser la situation dans cet état. Il décrocha.
 « Allô ?
 - Ah Seiji ! J'arrive enfin à te joindre.
 - Désolé Riko, c'est pas la grande forme.
 - Oui, je me doute bien. J'étais inquiète, ça fait plusieurs jours que tu ne donnes plus de tes nouvelles. Tu manges bien au moins ?
 - Je survis, il faut bien. Comment tu vas toi ?
 - Le bureau me semble tellement vide depuis que n'y es plus. Et puis du coup, c'est moi qui suis en charge de ton dossier.
 - Je te refile le sale boulot. Ca te fait un petit souvenir de moi.
Tous deux rirent, mais ils savaient aussi bien l'un que l'autre que l'atmosphère n'était pas joviale.
 - Ils vont te mettre avec un autre collègue, non ?
 - Oui, c'est-ce qu'ils voulaient, mais je ne suis pas sûre d'accepter. Je ne me vois pas travailler avec quelqu'un d'autre.
 - Fais comme tu le sens, mais surtout fais en fonction de ce qui t'arranges le plus.
Il y eut un silence, Seiji reprit.
 - Merci de prendre la peine de m'appeler.
 - Pas besoin de me remercier Seiji, c'est normal. Même si on n'est plus collègues, on est toujours amis, non ?
 - Si, si bien sûr. De toute façon, j'ai l'impression que je ne peux plus compter que sur toi pour ce genre de choses.
 - Tu n'as pas eu d'appel de ta famille ?
 - Non. Mais ça ne m'étonne pas, en réalité. Je ne suis jamais senti vraiment proche de mes parents.
 - Je suis au courant qu'ils t'ont rejeté. Mais tu restes quand même leur fils, comment ont-ils pu à ce point te rayer de leurs contacts ?
 - Ce que j'en sais. Je ne comprendrais jamais leur façon de penser.
 - Et ta sœur ?
 - Je n'ai rien reçu de sa part, et je n'attends rien d'elle non plus.
 - Je vois. Navrée je dois te laisser, le devoir m'appelle, enfin, surtout la paperasse en fait. N'hésite pas à me contacter si tu as besoin de quoi que ce soit. Et reste en vie, tu veux.
 - J'y penserai. Bonne journée à toi, et merci d'avoir pris des nouvelles. »
Riko raccrocha, et un léger sourire vint se dessiner sur le visage de Seiji. Riko était de loin la seule amie qu'il puisse avoir, il ne faisait pas confiance aux gens, et se montrait méfiant envers tout le monde. Mais elle, était parvenue à passer de l'autre côté, de l'autre côté de cette barrière invisible que Seiji avait tracé entre lui et les autres.

Cette conversation lui avait redonné un peu plus d'entrain, il fixa son téléphone, puis dirigea ses yeux vers la carte. A quoi bon hésiter, il la prit et composa le numéro de Sawada. Il prit une grande inspiration, ferma les yeux, et attendit patiemment qu'on lui réponde. Les bip résonnèrent sans cesse, Seiji espérait profondément pouvoir entendre à nouveau le son de sa voix. Un clic retentit, et les battements de son cœur s'intensifièrent.
 « Allô ? »

AgapéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant