XVII

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Elle avait le téléphone dans la main et une espèce de boule au ventre qui se formait à mesure que la voix à l'autre bout du fil lui rayait les tympans. Même discours, même disque vieux comme le monde qui tournait en boucle, et même angoisse nouée à la gorge. Rien n'avait changé. Fondamentalement, entendre ses parents à travers un combiné était toujours la même torture. Et en bonne torturée, elle ne disait rien, se soumettait et priait la fin de son supplice.

Sa mère jasait, elle crachait même, elle crachait tellement vivement sa haine qu'un lama aurait fait pâle figure. Sa haine pour tout, la bonne femme au coin de la rue qui ne lui a pas dit bonjour, cette vieille bique au konbini qui ne lui a pas rendu la monnaie ou son incapable de frère qui ne lui téléphone plus. Après cela, venait toujours la même chose, l'électrochoc qui faisait le plus mal.

Pourquoi tu es partie ? Pourquoi ton pédé de frère ? Ce n'est plus mon fils. Techniquement plus ton frère. Je ne comprends pas.

  « Je n'ai pas besoin que tu comprennes, Maman.
  - Il ne mérite pas ta compassion.
  - Ce n'est pas de la compassion ! Merde, est-ce que tu vas me laisser vivre ma vie ! Si j'ai envie de rester avec Shima, je le fais, et tu n'as rien à me dire !
  - Change de ton !
  - Parce que je suis ta fille je devrais me taire ? J'ai passé l'âge de me faire remonter les bretelles par une mégère qui renie son fils pour une raison à la con !
  - Mako !
  - Ca suffit. Je te rappelle quand j'aurai décoléré. »

Même discours, même débouchée. Impossible d'avoir une conversation normale, sans contrainte, sans rancœur ni haine. Shima, Shima, la voisine, et Shima. C'est tout.

 « Merde », avait-elle pensé.

Elle n'allait jamais la rappeler. Au lieu de ça, faire les cent pas dans son appartement, tourner en rond dans son salon en remuant toutes les pensées dans son crâne, ça lui paraissait bien mieux. Elle errait comme une âme en peine sur deux mètres carrés, mais au moins, elle ne pestait pas à travers le micro de son téléphone. Bon sang qu'elle en avait marre de cette conversation qui venait et revenait sans arrêt. Elle avait arrêté de compter combien de fois sa mère mentionnait son frère, mais elle avait plutôt commencé à compter les fois elle ne le faisait pas. Il lui semblait vaguement que pour l'instant, elle en était au point mort.
Quelle belle avancée.

Neuf ans. C'était le nombre d'années qui séparaient la mère et le fils, neuf ans. Neuf ans, et pas un pour rattraper l'autre. Shima n'était peut-être pas aussi virulent et borné, mais il tenait de sa mère, et personne n'aurait pu le remettre en doute.

Mako était de passage à Shizuoka pour le week-end, et ce midi elle avait rendez-vous avec son oncle dans un restaurant en banlieue. Après, elle devait rendre visite à ses parents. Allez savoir si elle comptait finalement le faire.

Oncle Kousuke était un homme de condition simple, quelqu'un de modeste qui vivait de ce qu'il avait, qui ne demandait jamais rien aux autres mais qui ne donnait rien non plus. Mako n'était même plus sûre de savoir dans quoi il travaillait, quoi que vu son âge, il ne devait plus faire grand-chose. C'était le frère de sa mère, et son exact opposé. La force tranquille qu'était Kousuke n'avait aucune chance face au caractère fortement électrique et nerveux de sa sœur. C'était perdu d'avance pour lui. Il glissait souvent entre deux bribes de conversation une phrase qui ressemblait vaguement à « Garde ça pour toi, mais plus loin je suis de ta mère, mieux je me porte ». Pour ça qu'il ne l'appelait jamais. Fut une époque où il passait régulièrement chez eux, ou les appelait plusieurs fois par semaine. Puis sa femme Misaki est morte, il a disparu de la circulation pendant un mois. Quand il est réapparu, ce n'était plus le même homme, il faisait peur après ça. Il avait toujours eu le mot pour rire, cette petite étincelle dans les yeux et dans la voix qui faisait se tordre Mako et son frère lorsqu'ils étaient gamins. Aujourd'hui il avait les yeux ternes et la voix rauque. Misaki lui manquait, et il s'était rapproché un peu plus chaque jour du vide.
Il aimait bien voir Mako de temps en temps, se faire offrir un verre et profiter de sa nièce, manger un bout puis repartir pour un mois ou deux. C'était son train-train de vie, ça lui convenait, Mako aussi, tout le monde était content. La seule que ça agaçait naturellement, c'était sa mère, qui visiblement ne comprenait rien aux gens et demandait toujours plus d'attention. Plus elle vieillissait, pire c'était, et moins Kousuke faisait d'effort. Il en avait juste de moins en moins envie, et Mako le comprenait.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 01, 2019 ⏰

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