A travers les flocons, deux silhouettes se distinguaient, vaguement éclairées par les quelques lueurs des enseignes lumineuses. Elles avançaient lentement sans jamais se regarder, leurs lèvres articulaient quelques mots, mais jamais leurs regards ne se croisèrent. Leurs corps étaient dissimulés par de longs manteaux bruns, et même de loin, leurs joues semblaient avoir pris une teinte rosée, bien qu'elles fussent quelque peu couvertes par d'épaisses écharpes. Pourtant, dans ce mélange harmonieux que formaient les deux silhouettes, une touche amère avait décidé de venir gâcher la douceur qui planait.
Seiji eut des frissons. La main plus haut continua de s'agiter tandis qu'elle approchait vers lui. Il eut des frissons, des frissons glacials qui lui parcoururent l'échine plus vite que le vent froid qui sifflait contre son oreille. Il trembla quand il reconnut le visage de la deux-chevaux qui avait occupé son appartement des mois durant. Il tenta de masquer son malaise en plongeant son visage dans son écharpe, mais en vérité, il savait que cela n'aurait plus servit à rien, Sawada semblait déjà avoir remarqué et se montrait méfiant. Malgré le bruit de la vie nocturne et la neige, Seiji distingua qu'on hurla son nom à travers la rue.
« Seiji ! Quelle coïncidence de se croiser ici !
Il n'osa rien dire, il se contenta de fixer l'autre homme de son éternel regard méprisant. Sûrement par pure politesse, Sawada le salua.
- Bonsoir, vous êtes une connaissance de Seiji ?
- Quelle perspicacité. Mais ça fait déjà quelques temps qu'on ne s'est pas vus, alors c'est assez amusant de croiser Seiji après pas mal de mois sans nouvelles.
- Si j'avais voulu te donner des nouvelles je l'aurais fait, marmonna Seiji dans son écharpe.
- Inutile de te montrer si hostile envers moi.
Discrètement, Sawada observa attentivement l'homme en face de lui. Il n'avait pas l'air véritablement agressif mais Seiji ne semblait pas tellement l'apprécier.
- Alors, qu'est-ce que tu deviens Seiji ?
- Tout va j'imagine.
- Je vois que tu es bien accompagné.
- En quoi ça te regarde ?
- Je ne faisais que le remarquer, rien de plus.
- Monsieur, veuillez nous excuser mais il se fait tard, j'étais sur le point de raccompagner Seiji, s'interposa Sawada.
- Oh je vois, pardon. Je vous laisse alors, bonne fin de soirée.
Seiji talonna Sawada, mais une main arrêta son épaule tandis qu'une voix grave murmura à son oreille.
- Dis-donc, tu as l'air de t'être bien vite débarrassé de moi. Sache que je n'ai pas l'intention de te laisser à un autre homme. Que tu le veuilles ou non, je ne renoncerai pas.»
Ces quelques mots glissés dans le creux de son oreille avaient donné naissance à des sueurs froides, qui lui avaient parcouru tout le dos en une fraction de seconde. Sur son visage il n'en était rien, mais une seconde de plus en présence de cette bête infâme et Seiji n'aurait pu retenir ses poings d'aller heurter son visage d'ange. Il se libéra de l'emprise sur son épaule pour rattraper Sawada. Il aurait pu être totalement paniqué, mais la vérité était qu'il était à l'inverse plutôt serein, ce qu'il ne parvenait à expliquer. Son amour pour Sawada l'avait aveuglé et il n'avait pas le moins du monde envisagé de se retrouver à nouveau confronté à son passé, qui semblait vouloir le suivre à la trace. Seiji s'en doutait : cet accrochage n'en était qu'un parmi tant d'autres, et il avait le sentiment que cela venait seulement de commencer, le pire restait à venir.Un frisson tira Seiji de son sommeil. Ses jambes étaient lourdes et son crâne avait été pris d'une violente douleur. Avait-il trop bu ? Non, certainement pas. Probablement un rêve ou un quelconque cauchemar qui l'avait arraché à son sommeil, mais il souffrait trop pour réfléchir à la cause de son mal. Il se retourna maintes fois dans son lit, tentant de trouver une position confortable et de s'endormir, mais rien n'y faisait. Lassé de remuer ses draps en vain, il se leva sans prendre la peine de regarder l'heure. Il avait le sentiment de redécouvrir son appartement dans l'obscurité. Son front hurlait toujours à l'agonie et ses jambes se cognaient régulièrement dans les meubles du salon. Il ne savait même pas où il allait, à sa droite devait se trouver le canapé, en théorie, et devant lui sa cuisine. Il tendit les bras devant lui et constata que cela avait la texture d'un rideau, plutôt que du carrelage près du réfrigérateur. Constat assez troublant, il n'avait pas souvenir que ses rideaux étaient si rugueux au toucher. Il aurait bien allumé la lumière, mais ses yeux auraient sûrement essayé de se retourner dans leurs orbites. Il préférait autant couvrir ses jambes de bleus, plutôt que de devoir supporter un mal de crâne plus insoutenable encore. Il traversa la pièce à tâtons et parvint enfin vers le frigo. Il l'ouvrit d'un geste lent et hésitant et y attrapa une bouteille d'eau qui lui glaça le bout des doigts. Un frisson se propagea dans tout son bras, il sortit la bouteille et referma le frigo plus vite qu'il ne l'avait ouvert. Ses yeux avaient déjà commencé à s'habituer à l'obscurité et il parvenait à se diriger sans que ses cuisses n'aient à souffrir davantage. Il n'était pas assez fatigué pour retourner dormir, alors il se contenta d'ouvrir ses rideaux et de contempler les rues de Tokyo plongées dans le noir. Demeuraient quelques enseignes néon qui grésillaient et clignotaient faiblement, mais il lui sembla ne jamais avoir connu la capitale dans ses heures sombres. La circulation avait fortement ralenti, les routes étaient calmes et un silence planait autour de lui. La bouteille d'eau entre ses mains continuait de perler ses doigts de condensation. Il buvait quelques gorgées régulièrement, ses bras faisaient presque le geste machinalement, et il n'y pensait même plus. Il ne savait plus s'il vivait ou s'il était un cadavre livide devant une vitre aussi froide que son corps. Sawada avait quitté son esprit, pourtant il était toujours là, dans un coin, à attendre que l'on s'intéresse à lui. Seiji ne ressassait rien, il ne pensait pas, l'horizon semblait aussi obscur que ses pensées.
Il aurait été incapable de dire ce qui l'avait tiré de son état presque végétatif, mais quelque chose l'en avait éloigné, le ramenant brusquement à la réalité. Il reposa la bouteille là où il l'avait trouvée et alla s'avachir dans son canapé. Le silence persistait, mais cette fois il entendait sa respiration et les battements de son cœur. L'air qui s'engouffrait dans ses narines faisait gonfler sa poitrine et son cœur accélérait à chaque inspiration, avant de reprendre son rythme normal. Ses yeux fixaient un point dans le vide, il ne voyait rien, mais son regard semblait totalement occupé par une quelconque ombre sur un mur. Il avait juste l'impression de flotter sur une masse difforme et légère. Cette nuit était encore une sorte de nuit de réflexion, dont il profitait pour se pencher sur ses peurs et ses songes les plus flous. Il lui était impossible de décrire ce que son esprit se tuait à se souvenir mais il était plus pensif que jamais, au moins autant que lorsque ses parents avaient décrété ne plus avoir de fils. Tout était brumeux.
Il se décida à retourner dormir.
Au réveil, il avait la sensation de s'être extirpé d'un sommeil de plomb. Son crâne le faisait moins souffrir mais il avait toujours l'air de sortir d'une cuite, probablement celle de sa vie. Son teint blafard de la veille avait refait son apparition et ses cheveux avaient décidé de se rebeller. Seiji comptait sortir, mais il préféra se raviser, après le constat déplorable de son état physique. Devant le miroir de sa salle de bain, il essaya d'arranger un peu le semblant de coiffure qu'il avait. Un bruit aigu le déconcentra, le son retentit une seconde fois et Seiji reconnut la sonnette de sa porte d'entrée. Il pria pour que ce soit le facteur.
Il s'approcha de la porte et se saisit de la poignée. La lumière pénétra brusquement dans ses yeux et il reconnut difficilement qui se trouvait derrière le palier.
« Bien le bonjour. Mais c'est que tu en fais une tête. Je me doutais bien que tu n'aurais pas une mine des plus fraiches, mais à ce point...
Seiji n'eut pas le temps de riposter, Riko le poussa et s'invita dans son salon, constatant avec effroi le désordre qui y régnait.
- Ah oui. Ce n'est vraiment pas glorieux.
- Que me vaut l'honneur d'une telle visite ?
- Je ne travaille pas aujourd'hui, donc je suis venue m'assurer que tu étais toujours en vie.
- Et bien, tu le vois, je le suis.
- Je n'appellerais pas ça en vie, même un cadavre aurait un teint moins pâle. Tu es sorti récemment au moins ?
- Oui, hier. Je suis allé dîner avec le directeur commercial de notre boîte rivale.
Riko sembla surprise et montra même un visage quelque peu interloqué.
- J'imagine que vous n'avez pas parlé boulot. Des détails croustillants ?
- Il est beau.
- Je vois, tu en as l'air très convaincu. Tu as bu combien de verres pour finir dans cet état ?»
Seiji était encore à moitié endormi, et l'irruption soudaine de Riko était comme un orage avant une tempête. Il le savait, cette journée s'annonçait longue, elle n'allait pas lui laisser le répit dont il avait grandement besoin. Il voyait déjà au loin la tornade arriver droit sur lui.
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Agapé
RomanceSeiji est un homme lambda, à peine âgé de la trentaine et cadre dans le monde de la mode féminine. Il mène une vie simple, jusqu'au jour où il rencontre un mystérieux inconnu, dont le charme ne le laissera pas indifférent. Entre une vie privée agité...