Cluedo 2.0

Chapitre 24 - Sirius

Eden : rendez-vous demain, dix heures.

Le message s'affiche sur mon portable depuis dix minutes déjà. Mais je n'arrive pas à répondre. Je ne peux pas continuer.
Comment jouer ce double jeu sans avoir aucun remords, aucune culpabilité ? Mentir m'a toujours été facile, cependant ce n'est pas quelque chose que j'apprécie vraiment.
Je n'avais pas prévu de rester si longtemps et je sais que je risque gros. Il ne m'a toujours pas renvoyé de message malgré que je n'ai pas du tout rempli ma mission.
Je ne pouvais pas. Le jeu avait des limites, je les ai déjà dépassées et il est trop tard pour faire marche arrière.
Mais je ne peux pas me permettre d'entraîner quatre autres personnes avec moi, c'est juste impossible. On ne fait pas la même erreur deux fois surtout quand des vies sont en jeu.

Je ne peux pas les prévenir. Je peux juste m'assurer qu'ils ne courent aucun danger en menant justement ce double jeu. Pourquoi ai-je eu le malheur de m'attacher à eux ? J'aurai tout simplement du les surveiller, comme prévu et partir dès qu'il m'en aurait donné l'ordre. Mais je lui ai désobéi et je sais qu'il reste dans le silence pour me faire encore un peu plus peur.
Je sais qu'il rigole tout seul en imaginant sa vengeance. Je sais qu'il m'obligera à tout leur révéler. Et je n'aurai pas le choix. Je sais qu'on peut pardonner les erreurs la plupart du temps, mais pas les miennes.
Ils m'en voudront, c'est sûr. Et si par miracle un jour ils me pardonnent, ils auront toujours cette pointe de haine envers moi en pensant que je les ai un jour trahis.

Quant à moi je ne sais pas ce qu'il m'arrivera. J'ai déjà entendu parler des anciens membres, aujourd'hui internés dans des hôpitaux, mais je n'ai jamais cherché à savoir si ces rumeurs étaient vraies.
Mais je ne m'en sortirai pas sans répercussion. Il ne laissera jamais quelqu'un qui sait autant de choses tranquille. Il me menacera suffisamment fort pour que j'oublie les activités du groupe.

Je ne me souviens même plus comment tout ça a commencé d'ailleurs. J'étais ce gars perdu, sans histoire, qui n'avait aucune idée de ce qu'il était vraiment. Et quand on entre dans cet âge là, on a le besoin d'exister, d'être différent.
Mais j'étais transparent pour la plupart des gens. J'avais une bonne vie, ça n'a rien à voir. Une dizaine de bons amis, des notes moyennes. C'est juste qu'il n'y avait pas cette petite étincelle qui nous retient autant à la vie.
J'avais ce qu'il me fallait. Aucune raison de pleurer, ou d'être triste, mais aucune raison de sourire non plus.
Je n'avais pas de quoi me plaindre, et c'est justement ce qu'il me manquait. Mais c'est normal, me disait-on dès que j'osais en parler, les adolescents ressentent toujours ce besoin d'avoir quelque chose qui les tient en haleine à chaque seconde de leur vie. Mais pour une raison que je ne saurais pas expliquer, pour moi c'était...différent.

Alors j'ai commencé à m'inventer des passions pour pouvoir vivre autrement, me réinventer. Comme tous les garçons j'étais fan de jeux-vidéos. J'y jouais tellement que je ne sortais plus de ma chambre, ce qui évidemment mettait ma mère hors d'elle.
Et puis un jour ça a dérapé. Un ami (qui d'ailleurs n'est plus là aujourd'hui...) m'a parlé d'un jeu en ligne. J'y jouais beaucoup, je trouvais ça vraiment bien. Jusqu'à ce que je remarque l'utilité du site, la vrai je veux dire.
Je me sentais tellement attiré par cet univers révolutionnaire et hors la loi que j'ai foncé dans le piège sans me méfier.
J'ai complètement baissé ma garde pendant des mois.
Il dirige tout le monde, nous sommes tous à ses ordres. Une fois que tu as accepté ce jeu, tu y restes. Jamais tu n'en sortiras. Le secret reste avec toi pendant longtemps, si ce n'est pour toujours.
En soit, les idées de ce groupe ne sont absolument pas mauvaises, c'est pourquoi j'ai accepté de m'y inscrire. Ce sont simplement leurs méthodes... pas vraiment conventionnelles...

Alors quand il m'a ordonné de les surveiller pendant quelques temps, j'ai accepté. J'étais obligé, je savais ce qu'il pouvait m'arriver si j'osais refuser.
La consigne était simple : me rendre à la fête d'Amir. Je devais m'arranger pour être dehors avec les quatre autres à partir de 23 heures. Il y aurait un meurtre, on serait accusés d'être coupables. Je devais lui rapporter ce que faisait la bande et en échange il trouverait un moyen de me blanchir auprès de la police.

Mais ça ne s'est pas passé comme prévu, pas quand des vies sont en jeu. Le meurtre d'Amie m'a bouleversé. Et toutes les nuits je ne peux pas m'empêcher de penser que si seulement j'avais agi, Amir serait toujours en vie et Eden, Rose, Malo et Allie continueraient leur vie normalement. Oui,mais et moi? J'ai agi comme un égoïste et j'ai tout fait foiré.
Je ne lui ai rien envoyé. J'avais déjà assez foutu la vie de mes amis en l'air. Alors pourquoi je ne leur dit pas tout ? J'y ai pensé plusieurs fois, mais que penseront-ils de moi? Alors je reste neutre. Et c'est sacrément idiot quand y pense, parce-que j'ai de quoi me faire détester des deux côtés.

Quant à lui il ne dit rien non plus. Je sais qu'il attend le bon moment pour me détruire. Je sais qu'il est fou de colère que je me sois retourné contre lui. Ressent-il aussi de l'incompréhension ? Sirius, Sirius son fidèle disciple qui se rebelle ? Il nous a pourtant prévenu. Tout écart avec ses consignes sera sanctionné. Mais moi qui ait carrément fait foirer la mission, je dois m'attendre au pire.
J'avale difficilement ma salive. Penser à ce qu'il est capable de faire me terrorise.
Mais j'ai gaffé des deux côtés. Je ne suis pas foutu de sauver les vies de mes quatre amis parce-que je redoute sa vengeance. Mais que vaut ma vie par rapport à la leur ? Surtout après tout ce que j'ai fait ?
Encore cette histoire d'égoïsme.

Je sors de mes pensées pour répondre au message d'Eden. Je dois continuer ce rôle que je joue. Je leur dirai au bon moment, quand ce sera finit. Si il y a une infime chance qu'ils me pardonnent tous, ce n'est pas aujourd'hui.

S : Je sais à quoi tu joues Sirius. Et toi tu sais que tu joues avec le feu. Comment réagiront tes amis à ton avis, quand ils apprendront la vérité ?

Je balance avec rage mon téléphone sur mon lit. Non. Il ne peut pas leur dire. C'est à moi de le faire et seulement quand je serai prêt. Mais je savais très bien qu'il ne resterait pas longtemps sans rien faire. Il a besoin de respect, d'obéissance. Et pour l'obtenir il n'a d'autre choix que de punir ceux qui se rebellent.
Il faut que je lui parle.
Je compose son numéro. Un instant, je reste figé. Il ne va pas apprécier que je l'appelle de moi-même. Mais ça suffit. J'ai trop souffert. J'ai trop mis ma vie en parenthèse à cause de toutes ses idées révolutionnaires. J'ai sacrifiés trop de choses pour défendre des causes qui ne sont pas les miennes.
Et aujourd'hui je m'apprête à entraîner mes quatre amis dans un piège sans fin à cause de lui.
Je souffle et j'appuie sur le téléphone vert.

Il répond au bout de quatre sonneries. Même si je ne peux pas le voir, je suis persuadé qu'il sourit. C'est comme ça, il sourit tout le temps. Il a toujours ce petit air qui nous prouve qu'il ne doutera jamais de lui.
Il a toujours une longueur d'avance sur nous, toujours.

- Sirius. Aurais-tu enfin compris que se rebeller n'est pas une bonne chose ?
- Parce-que ce n'est peut-être pas ce que toi et ta secte vous essayez de faire ?
- Secte dont tu faisais encore parti il y quelques jours. Ironique, non?

Je le hais. C'est la personne la plus détestable que j'ai rencontrée à ce jour. Et pourtant, ce même homme m'a permis de reprendre goût à la vie il y a quelques mois. Mais ce n'est pas moi, ce n'était pas moi, je ne suis pas comme ça.

- Je ne suis pas comme toi.
- On partage les même idées, tu ne t'en souviens pas ?
- J'ai jamais adhéré à tout ce que racontais. Ni moi, ni personne. Tu réussis seulement à nous faire croire que commettre des crimes, c'est bien. T'as réussi à nous convaincre qu'éliminer des personnes c'était pas très grave, surtout si c'étaient nos ennemis. Mais je suis pas comme ça moi, je suis l'exact opposé de toi.
- Ça s'appelle la supériorité Sirius. En attendant, tes chers petits camardes seront heureux d'apprendre que le petit Sirius sait toute la vérité, et ce, depuis le début.
- Pas tout. Je n'ai aucune idée de qui est le meurtrier.
- Et tu ne veux pas le savoir, pas vrai ? Ça te donne bonne conscience. Tu te convaincs que tu ne leur mens pas complètement.
- Tu ne leur diras rien. 

Il ne répond pas. J'entends simplement un rire glacial. Puis, il raccroche. Je dois leur dire. Sinon, il le fera lui-même.