Chapitre 3

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Célio Greyver ferma la porte de son bureau avec empressement. Il n'aimait pas s'attarder trop longtemps à son travail - surtout qu'il n'aimait pas vraiment ce qu'il faisait. De plus, laisser ses enfants seuls à la maison avait toujours un petit quelque chose d'inquiétant. Il dévala les escaliers, croisa quelques-uns de ses collègues qui lui souhaitèrent une bonne soirée et arriva enfin dans le grand hall d'administration de l'immeuble de bureaux dans lequel il travaillait. Il sortit de celui-ci, tout en resserrant les pans de son manteau. Dehors, le froid était mordant. Célio grogna, tout en s'installant au volant de sa voiture. Il détestait - mais vraiment haïssait - le froid, l'hiver, la neige... Cela lui rappelait de trop mauvais souvenirs qu'il préférait laisser de côté pour l'instant. Pour l'instant...

  Heureusement, son lieu de travail n'était pas très éloigné de sa maison, et il fut chez lui plus vite que prévu. Il gara sa voiture près de l'habitation, puis franchit le petit portail de bois, et vint sonner à la porte. Aussitôt, il fut accueilli par Madoka, sa fille.

-Enfin tu es là, papa ! S'écria-t-elle, radieuse, on commençait à avoir faim, Aless et moi.

-Excuse-moi, ma puce, répondit-il en pénétrant dans sa chaude demeure, ta journée s'est bien passée ?

-Impec ! Déclara Maddie en tournoyant sur place, j'ai eu de supers bonnes notes et l'un des meilleurs rôles de la pièce de théâtre !

-Tu m'as l'air très joyeuse, dis-moi ! Remarqua son père en chaussant ses chaussons.

-Comment ne pas l'être, lorsque l'on pense que, dans quelques jours, il va certainement neiger ?

Et elle tourbillonna de plus belle.

Son père sourit. Il savait que Maddie était la seule de la famille à attendre l'arrivée du grand froid avec impatience. Bien sûr, elle attendait toujours tout avec impatience, étant une véritable boule d'énergie pétillante de joie et de ressources. Elle était bien différente de son jumeau...

-Au fait, enchaîna Célio, comment va ton frère ? A-t-il, lui aussi, passé une bonne journée ?

Madoka se rembruni, en pensant à la conversation qu'elle avait eu tout à l'heure avec le jeune garçon.

-Je ne sais pas, soupira-t-elle, je pense que oui, dans l'ensemble. Mais bon, tu sais comment il est... Avec lui, on ne sait jamais comment interpréter le déroulement d'une journée...

Célio haussa les épaules. Son fils était comme ça, timide, réservé, enfermé dans une bulle qu'il serrait bien dur de faire éclater.

-Va le chercher, ordonna-t-il à sa fille, il est l'heure de manger.

-Bien ! S'exclama la jeune fille, qui avait soudainement retrouvé sa joie.

Elle galopa dans les escaliers et vint frapper à la porte de son frère.

-On mange ! Déclara-t-elle en repartant immédiatement.

Et la voilà qui trottinait vers la cuisine, suivit d'Aless, dont l'allure était beaucoup moins énergique que celle de sa sœur. Il salua son père et s'installa à sa place sans dire un mot de plus, le regardant le servir en salade composée et écoutant sa sœur parler de sa merveilleuse journée.

Remarquant son silence, Célio grommela et coupa soudainement sa fille dans son récit. Il se tourna vers son fils, lequel évitait justement son regard.

-Aless, quelque chose ne va pas ? Demanda Célio, je vois bien que tu es plus silencieux que d'habitude.

Le jeune garçon harponna distraitement deux feuilles de salades et un morceau de poulet, qu'il enfourna dans sa bouche et qu'il mâchonna lentement. Très lentement.

-Alessandro. Réponds-moi.

Aless frissonna en entendant son père prononcer son nom en entier. Il savait que, ce faisant, une grande dispute sur la vie qu'il menait allez suivre. Il s'obligea donc à répondre.

-Je vais bien, p'pa. Il n'y a rien à ajouter.

-Tu plaisantes, j'espère ? Gronda son père, je te demande comment ça va, et toi, tu me réponds "Je vais bien" et "Il n'y a rien à ajouter ?"

Alessandro haussa les épaules.

-Oui.

Son père soutint le regard de son fils, lequel était plus glacé que la glace elle-même.

-Non, Alessandro, non ça ne va pas, déclara t-il d'une voix grondante telle le tonnerre venant d'éclater. C'en est trop ! Tu ne peux plus continuer comme ça !  Je veux te voir sortir, faire des choses, voir des amis, t'intéresser à autre chose qu'à tous ces... Bouquins !

-Ce ne sont pas que des bouquins ! S'indigna le jeune garçon, il sont ce que j'ai de plus cher !

Célio croisa les bras. Ses yeux, son visage, tout son être éprouvé une intense déception. Et Alessandro le vit bien.

-Alors, c'est ça. Tout ce qui compte pour toi, ce sont les livres. Écoute, fiston, je n'ai rien contre la lecture... Mais là, tu ne fais plus rien d'autre ! Regarde Maddie, elle fait du théâtre, elle sort avec ses amis, elle fait quelque chose de sa vie ! Prend exemple sur elle !

Cette fois, ce fut la phrase de trop pour Alessandro. Il se leva et laissa, pour une fois, exploser tout ce qu'il avait sur le cœur.

-Assez ! Ça suffit ! J'en ai marre, mais marre, d'être toujours comparé à Madoka ! Depuis treize ans et presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre on ne cesse de me répéter qu'elle est la perfection incarnée et que je dois prendre exemple sur elle ! Mais on a beau être jumeaux, je ne serrais jamais comme elle ! Elle, elle est talentueuse, belle, pleine de vie et d'énergie ! Moi, je suis le raté de la famille, celui qui ne trouve sa place nul part ! Quand est-ce que vous vous mettrez ça dans le crâne ?! Madoka et moi, on ne vient pas du même monde !!

A cet instant, la gazinière prit feu, ce qui fit sursauter tout le monde. Célio revint vite à la réalité, courut chercher l'extincteur dans l'entrée, et vaporisa la mousse blanche sur les flammes, petites mais nombreuses, qui avaient soudainement fait leur apparition. Aless en profita pour s'échapper vers sa chambre. Madoka l'entendit monter les escaliers quatre à quatre et claquer brusquement la porte. Elle étouffa un sanglot.

-Tu n'aurais pas dû lui dire tout ça, papa, se lamenta t-elle, en sentant les larmes monter. Aless a simplement du mal à s'épanouir, mais un jour, comme tout le monde, il y arrivera ! Pas besoin de lui crier dessus ce qu'il doit faire de sa vie ! Vois où cela le mène ! Où cela nous mène tous !

Célio ne répondit pas, se contentant de poser délicatement l'extincteur par terre. Dans un murmure à peine audible et chargé d'émotion, il ordonna :

-Si tu as fini de manger, va te préparer. Demain, vous avez école.


Aranïi tome 1 : Les héritiersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant