Le fantasme.

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Il y avait cette fille. Cette fille dans ma classe. Elle était belle. Dieu, qu'elle était belle. Sans doute une des plus belles filles que je n'ai jamais vu de ma vie. Elle n'était pas grande gueule, pas emmerdante. Pas du tout emmerdante. Au contraire, elle restait toujours au fond de la classe, et elle ne parlait pas. À vraiment y réfléchir, je crois que je n'ai jamais entendu le son de sa voix. Mais j'imagine que sa voix était douce, mélodieuse, sans doute. Peut-être même qu'elle savait chanter. Oui, elle devait sûrement savoir chanter. Elle était pâle, comme si elle n'avait jamais vu le soleil, et ses cheveux étaient bouclés et noirs, très noirs, d'un noir corbeau, comme diraient les contes. Mais je pourrais jurer d'avoir aperçu quelques reflets bleus, ou violets. C'était beau, sur elle. Et ses yeux… oh oui, ses yeux. Ce doit être ce que je préfère, chez elle. Ils étaient gris, d'un gris métallique inimitable ; comme si on avait fait fondre du métal et qu'on avait peint ses yeux avec. Ils étaient magnifiques. Son visage était doux, sans imperfection. On aurait dit le visage d'un ange. En parlant d'ange, elle avait toujours un petit pendentif, qui représentait un ange, d'un blanc laiteux. Cet ange semblait prier. Peut-être qu'elle était croyante, je n'en sais rien. Peut-être qu'elle priait tous les soirs, devant son lit, comme dans les films. Je ne sais pas vraiment comment ça marche, tout ça, je n'ai jamais cru en quoi que ce soit. Mais peut-être qu'elle, elle croyait. En quoi, je n'en ai pas la moindre idée, mais en tout cas, elle croyait, certainement. Elle mettait souvent des pulls, comme si elle avait froid. Même quand moi je crevais de chaud. Elle, elle avait froid. Elle devait être très frileuse. Ou alors, elle avait quelque chose à cacher, sous ses pulls trop larges. J'ai déjà dit à quel point elle était discrète ? Parfois, quand elle n'était pas en cours, ce qui arrivait rarement, mais qui arrivait, personne ne se rendait compte de son absence. Même les profs, je crois, ne s'en rendaient pas compte. Alors, quand ils demandaient si tout le monde était là, je levais la main pour répondre que non, elle, elle était absente. Parfois je remarquais une légère confusion sur leur visage. Comme s'ils tentaient de se rappeler d'elle. Elle était vraiment discrète. Ça m'est arrivé plusieurs fois de me dire que… bah si ça se trouve, elle n'était qu'une hallucination, créée par mon esprit. Mais ce serait étrange, je n'ai jamais eu d'hallucination. Et les profs la notaient absente. Quand je les prévenais. Ce devait être triste, pour elle, quand j'y pense ; de ne jamais être remarquée, toujours oubliée. J'espère sincèrement que c'était comme ça seulement au lycée. Sinon, ce devait être horrible à vivre. J'aurais aimé la connaître. Si ça se trouve, elle serait devenue mon amie. Ou peut-être plus, qui sait ? En plus, j'ai vu son corps, une fois. Enfin… elle n'était pas nue, bien sûr. Pour le sport, elle se changeait tout le temps dans les toilettes. Sans doute qu'elle ne voulait pas se mêler aux autres. Bref ; en tout cas, ce jour-là, quand j'attendais des amis devant les toilettes, elle se changeait encore là-bas, et sa porte n'était pas bien fermée. Le verrou qui était cassé, je pense. Alors le vieux miroir dégueulasse la reflétait, il reflétait son corps. Elle portait juste un soutien-gorge et une culotte noirs, en dentelles. Elle était belle. Elle n'était ni trop fine, ni trop grosse. Un parfait équilibre. Je sais que ça ne se fait pas, mais quand j'ai vu son magnifique reflet dans le vieux miroir dégueulasse, je n'ai pas pu m'empêcher de rester là et de la contempler. Ça n'a pas duré longtemps, à vrai dire, elle s'est changée très vite, mais j'ai vécu un moment magique. Son soutien-gorge et sa culotte noirs en dentelles ont hypnotisé mon esprit, mes yeux, ma putain d'âme. Encore aujourd'hui, je me demande pourquoi est-ce qu'elle en portait, si ce n'était destiné à personne. À moins qu'elle menait une autre vie en dehors du lycée, mais ça, j'y crois pas trop. N'empêche, elle aurait pu en séduire, des mecs, des filles. Elle aurait pu faire des ravages. Elle aurait pu être la reine du lycée. Elle aurait pu être tellement plus que ce qu'elle était. Mais les gens ne s'en sont pas rendus compte. Et elle non plus, elle ne s'en est pas rendue compte. Ou peut-être qu'elle ne le voulait pas. Peut-être qu'elle n'était pas très à l'aise avec les relations humaines. Parce qu'après tout, personne n'allait vers elle, mais elle n'allait vers personne non plus. Elle restait simplement au fond de la classe, et se changeait dans les toilettes, face à ce vieux miroir dégueulasse. Quand je repense à toutes les occasions de lui parler qui m'ont filé sous le nez… ça m'énerve. Parce que, par exemple, le jour où elle portait un pull à l'effigie de mon groupe de musique préféré, j'aurais pu aller la voir, et engager une conversation sur le groupe de musique ; puis on aurait parlé d'autre chose, petit à petit. Un lien se serait tissé entre nous, d'amitié, ou d'amour, j'en sais rien, mais quelque chose se serait passé. Et ça aurait été beau. Aussi beau qu'elle. Aujourd'hui encore, j'avoue rêver d'elle, quelques fois. Je la revois, je revois son reflet, dans le vieux miroir dégueulasse, son reflet qui ne porte qu'un soutien-gorge et une culotte noirs, en dentelles. J'avoue fantasmer toujours sur cette vision, j'avoue espérer une autre vie ; une autre vie où on serait ensemble, une autre vie où j'aurais le privilège de contempler son visage magnifique, le privilège de toucher son corps parfait, le privilège d'enlever son soutien-gorge et sa culotte noirs, en dentelles. Qui sait, peut-être qu'on aurait vécu une belle vie, ensemble. Le dernier jour de cours, à la fin de l'année, j'aurais dû me planter devant elle, sans rien dire, parce qu'elle n'aime pas parler, et l'embrasser. Ouais, c'est ça que j'aurais dû faire. Qu'est-ce que je risquais, sérieusement ? Me prendre une gifle ? Ça n'aurait pas été la première, et sûrement pas la dernière. L'entendre me traiter de tous les noms et la voir me fuir ? Au moins, j'aurais essayé. Et j'aurais goûté à ses lèvres. Dans le meilleur des cas, elle aurait répondu à mon baiser et on aurait peut-être été encore ensemble aujourd'hui. Mais non. Je n'ai rien fait de tout ça. Je l'ai simplement regardée s'en aller. Je l'ai observée partir, sans me jeter un coup d’œil. Sans jeter un coup d’œil à qui que ce soit, d'ailleurs. Je crois qu'elle était heureuse de quitter le lycée. Oui, sans doute qu'elle était heureuse. Il m'arrive de me demander, le soir, quand je suis dans mon lit, et que je suis incapable de dormir, ce qu'elle est devenue. Elle est sûrement en couple, avec quelqu'un qui n'a pas eu peur de l'aborder, contrairement à moi ; elle est peut-être même mariée, à présent. Oh, et elle a certainement des enfants. De joyeux bambins à qui elle raconte ses histoires de lycée. Peut-être qu'elle leur raconte qu'une seule personne de sa classe la remarquait, et fantasmait secrètement sur elle. Ouais, non… je ne pense pas que ce sont des choses qui se racontent à ses enfants. Ce sont des choses qu'on garde pour soi, qu'on se rappelle dans l'obscurité d'une chambre vide, qu'on se souvient en feuilletant de vieux albums photos. Ce ne sont pas des choses à partager. Et à vrai dire, je ne sais même pas si elle me remarquait aussi. Si ça se trouve, elle ignorait complètement mon existence, mais ce n'est pas grave. Parce que, même si je ne représente rien pour elle, elle sera toujours pour moi la fille du fond de ma classe, au visage magnifique, aux cheveux noirs avec des reflets bleus ou violets, aux yeux métalliques, au pendentif en forme d'ange croyant, au corps parfait, au soutien-gorge et à la culotte noirs en dentelles dont j'ai observé le reflet dans le vieux miroir dégueulasse ; elle sera toujours ce fantasme secret qui a hypnotisé mon esprit, mes yeux, et ma putain d'âme au lycée.

Recueil de textes isolés. Où les histoires vivent. Découvrez maintenant