Celle qui vit et celui qui écrit.

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Il faut comprendre quelque chose. La "moi" qui vit n'est pas le "moi" qui écrit. La moi qui vit est gentille, peut-être un peu trop, fait des blagues de merde (et en rit), connaît pas vraiment la vie, aime se plaindre de tout et n'importe quoi, est un peu bizarre quelques fois, oublie souvent de répondre à son téléphone parce qu'elle a mis Valse Sentimentale de Tchaïkovsky comme sonnerie et du coup écoute la musique jusqu'au bout, sourit quand elle est gênée, regarde un peu trop souvent certaines filles qui passent devant elle, arrive à s'endormir devant Psychose et parle à ses cactus. Le moi qui écrit est colérique, violent, mais triste aussi, vraiment triste, lunatique, pense beaucoup, beaucoup trop, fume cigarette sur cigarette, fume des clopes poétiques, pleure parfois, préfère être seul, se sent prisonnier, se bat sans cesse avec l'inspiration, en veut au monde entier, ressent le besoin de crier, hurler tout ce qu'il a sur le cœur, ne parvient pas à arracher les griffes qui lui enserrent la poitrine, bande sur de la musique classique et jouit avec des mots. Ces deux-là sont très différents. Ils cohabitent difficilement, celle qui vit doit souvent retenir celui qui écrit de tout envoyer balader. Elle, elle préfère s'envoyer en l'air. Quelques fois, celui qui écrit déteint sur celle qui vit ; celle qui vit ressent alors le besoin de se griller une cigarette, elle qui ne fume pas. Mais celle qui vit accepte, et ne s'en formalise pas, parce que ça sert à rien ; celui qui écrit ne va pas arrêter de fumer ses clopes poétiques pour celle qui vit. Celle qui vit se sent triste certains soirs, quand elle doit laisser la place à celui qui écrit. Parce qu'elle n'arrive pas à se rappeler de l'époque où ils ne faisaient qu'un. Celui qui écrit, lui, s'en fout. Il n'a pas la tête à être nostalgique. Celle qui vit et celui qui écrit ne sont pas souvent d'accord. C'est problématique, parce que du coup ils sont incohérents. Mais c'est pas grave, parce qu'ils arrivent à faire la différence, et ils arrivent à se comprendre. Ils ne s'entendent pas très bien, à vrai dire ils se gueulent presque tout le temps dessus, celui qui écrit reproche à celle qui vit de ne pas être assez mature, celle qui vit reproche à celui qui écrit de ne pas faire d'efforts pour sortir de sa détresse. Ils ne se ressemblent pas du tout, celle qui vit et celui qui écrit. Pourtant ils se supportent tous les jours, et ils n'aiment pas vraiment être confondus.

Recueil de textes isolés. Où les histoires vivent. Découvrez maintenant