Hors-Réalité et filles de papier.

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J'ai toujours su que la réalité, c'était pas fait pour moi. Je suis pas anti-système ou quoi, je vais pas sortir des "la vie c'est trop de la merde, je veux mourir" ou toute autre chose qui ferait penser que je suis suicidaire. Non, je suis pas suicidaire. Je n'ai pas envie de me pendre dans mon garage ou de me noyer dans ma baignoire. Si je devais me définir, je pense que j'utiliserais le terme "hors-réalité". Ouais, c'est ça. Je fais partie des Hors-Réalité. C'est beau comme terme, Hors-Réalité, non ? Je crois que je l'ai compris très tôt. Je crois que je l'ai compris à partir du moment où j'ai commencé à lire. Vraiment lire, hein, lire dans mon lit à minuit, avec une lampe torche pour pas me faire prendre par mes parents, pas lire devant tous les autres gamins de la classe de CP en bafouillant et en ne comprenant pas vraiment l'intérêt de l'exercice. Quand je l'ai compris, je devais avoir huit ans, à peu près. C'est pas vieux, huit ans. T'as même pas encore compris la vie, à cet âge là. T'es innocent. Et mignon, aussi. C'est encore l'âge où les vieux te pincent la joue en baragouinant des "oh mais regardez-moi comme cet enfant est adorable !" C'est à peine l'âge où tu commences à te croire grand. C'est pas vieux, huit ans. Pourtant, je crois que c'est à cet âge là que j'ai compris que je faisais partie des Hors-Réalité. Le genre de personnes qui aimaient pas vraiment le monde dans lequel ils vivaient, qui préféraient se satisfaire en lisant mille bouquins. Bien sûr, il y a des choses que les livres ne pourront jamais remplacer. La fraîcheur du vent sur le visage ou le corps brûlant d'une fille contre la peau. Je vais pas mentir, j'en ai croisées, des filles belles, que j'aurais bien aimé mettre dans mon lit. C'est toujours attirant, un regard espiègle ou un décolleté plongeant. Mais il n'existe rien de plus excitant que les filles de papier. À partir de leur description, quand il y en a une, on est libre de les imaginer comme on veut. Les filles de papier sont toujours plus attirantes, peut-être parce qu'elles sont inaccessibles. Combien de fois j'ai rêvé d'enfin parvenir à toucher l'une de ces filles de papier, combien de fois je me suis dit "je veux me la faire." C'est idiot, non, de fantasmer sur des mots ? Ouais, c'est vraiment idiot. C'est stupidement idiot. C'est ce que je me répète à chaque fois que je me retrouve dans la réalité. Mais ce début de pensée rationnelle me fuit dès que je replonge dans un livre. Parfois je me dis qu'il y a pas plus timbré que moi. Et puis je me rappelle de cet auteur qui a écrit qu'il était tombé amoureux de son personnage, et qu'il fantasmait sur elle. Moi j'ai trouvé ça beau. J'avais dix ans, onze peut-être, quand j'ai lu ça ; et je sais que la réaction normale serait de se dire que cet écrivain est resté un peu trop longtemps devant son clavier, ou alors qu'il fait ça pour rajouter quelque chose à l'histoire. Mais je n'ai pas réagi comme ça. Ses mots ont réussi à me fasciner, et à me faire comprendre que d'autres personnes préféraient l'irréel au réel. Que d'autres personnes étaient des Hors-Réalité. Je ne sais pas comment sont appelés les gens attirés par des personnages de fiction. Des personnageophiles ? Des personnagesexuels ? C'est presque sûr et certain qu'il y a un mot pour ça. Les gens adorent mettre des mots sur tout. C'est pas chose simple de baiser avec des personnes qui n'existent pas. Alors j'ai trouvé une alternative. J'ai commencé à écrire des textes, enfin, un autre style de textes que j'écrivais déjà, parce que ça volait pas très haut, à l'époque ; j'ai commencé à écrire des textes avec des personnages à qui j'ai donné une partie de moi. Et eux peuvent se faire les filles de papier. J'écris des mots qui ne passent pas des pages et des pages à apprendre à se connaître, à s'inviter au resto, à se draguer. J'écris des mots qui, à peine rencontrés, s'entraînent dans une valse folle, et qui font l'amour à peine quelques phrases plus loin. Je suis pas grand monde, vous savez. Seulement un Hors-Réalité qui bande sur des filles de papier.

Recueil de textes isolés. Où les histoires vivent. Découvrez maintenant