IL NEIGE.
Par la fenêtre du salon, j'observe les flocons descendre du ciel en virevoltant, comme une nuée de confettis à mardi gras, sur le rythme doux de November Rain que Charlie a lancé sur les enceintes de notre séjour. Tandis qu'il cuisine ses fameuses gambas de la Nouvelle-Orléans, dont il est originaire, je l'entends chanter les paroles come s'il était Alx Rose, mimant toutes les manies qu'il avait en live, sans aucune retenue, comme s'il ne s'apercevait pas que la caméra du téléphone d'Alexandria était pointée sur lui.
Astrid s'est enfermée dans sa chambre. Du moins, je ne l'ai pas revu depuis que je suis rentré avec Alexandria, il y a bientôt deux heures. Je crois qu'elle m'en veut toujours. Ce n'est pas étonnant. A mon avis, elle comptait sur Alexandria pour me secouer un peu, mais il semblerait que le contraire soit arrivé. J'aimerais bien qu'elle arrête de rester à bouder dans son coin comme une enfant de cinq ans pour une fois. J'ai l'impression que les choses vont mieux maintenant qu'Alexandria est revenue à l'appartement, que la tension baisse et que l'atmosphère s'adoucie. Mais le comportement d'Astrid fait tâche à cette amélioration.
Je devrais certainement aller lui parler, tenter de calmer cette dispute qui règne entre nous deux depuis moins d'une semaine, mais elle n'aide pas à ce que les choses s'apaisent. A chaque fois que nos regards se croisent, toutes les paroles amicales que je voulais lui énoncer s'enveniment.
Je ne sais pas comment nous en avons fait pour arriver là.
Notre rencontre remonte à il y a bientôt trois ans. Dans le cinéma le plus proche de chez mes parents, Alexandria, qui y travaillait alors pour finir ses fins de mois, m'avait invité à la rétrospective Del Toro, un réalisateur dont j'ignorais l'existence, ce qu'elle et Cheyenne, toutes deux grands passionnées des salles noires, considéraient comme un sacrilège. C'était là que se trouvait Astrid et son frère, venant d'emménager aux Etats-Unis. Ils ne se quittaient pas d'une semelle, se parlant entre eux uniquement en espagnol. Je me souviens les avoir accosté après que Juan est insulté ma sœur et Cheyenne de gouines en hispanique. Après quelques échanges plutôt houleux, nous avions décidé de régler le problème autour d'un verre dans un bar, et il s'était avéré qu'Astrid était à la recherche d'un appartement, tout comme moi.
Quelques semaines plus tard, nous avions emménagés tous les trois, Astrid, Alexandria et moi dans l'appartement où nous vivons toujours. Le hasard avait fait qu'Astrid rencontre Charlie à l'Université peu avant qu'il ne s'en fasse virer. C'était ainsi que la chance nous avait fait tous nous retrouver ici. (Quant à Juan, il était parti travailler à Chicago ; je ne l'ai pas revu depuis l'incident du cinéma)
Au début, peu après notre rencontre, j'avais vu les choses s'arranger dans ma vie. Mes parents, d'abord inquiets à l'idée de partir à la retraite et de me voir loin d'eux, vivre indépendamment et avoir mon propre travail, s'étaient fait à l'idée en voyant l'énergie, la spontanéité, la simplicité et la bienveillance d'Astrid et en sachant qu'Alexandria resterait avec moi. Toutes deux m'asseyaient chaque soir devant la télévision et m'obligeaient à regarder les films qu'elles considéraient comme essentiels à toute bonne culture cinématographique. Je m'étais retrouvé à faire des allers-retours tous les week-ends à la médiathèque, allant au cinéma presque chaque semaine pour découvrir de nouveaux films.
Cette passion nouvelle m'avait donné le sourire et l'humeur joyeuse durant un temps, jusqu'à ce que Matthew quitte la ville avec sa femme et Keleana, partant pour New York. Dès lors, j'avais eu dû mal à retrouver un rythme de vie habituel. Ma fratrie et moi-même avions toujours été soudés, et j'avais toujours refusé l'idée que nous puissions alors nous séparer à cause de l'approche de l'âge adulte. Étant le benjamin de la famille j'avais toujours compté sur mon grand frère pour me guider dans la vie, plus que sur ma sœur. Et quand il est parti, avec sa famille, j'ai compris qu'il était temps pour nous de faire notre vie séparément, que nous ne pouvions pas continuer de vivre ensemble, que le monde nous appelait. C'est à ce moment précis que j'ai réalisé que je ne savais pas quoi faire dans ma vie sans Matthew. J'étais complètement perdu. Le monde des adultes l'avait appelé, mais j'étais complètement sourd à sa voix.
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Le Chant des arbres
General FictionPenthourne est une petite ville du Michigan, typiquement américaine : le capitalisme règne en maître, et chacun ne pense qu'à remplir sa bedaine et à embellir son héritage. C'est là que vit Alexander Bronx, artiste déchu qui recherche l'Inspiration...