21 - L'âmination de Jéro'bam - 1. Jéro'bam, enfant de Solmanassé

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– Dépêche-toi, Jéro'bam, on va être en retard. Je compte sur toi pour faire bonne figure devant l'Aar'on, il en va de la survie de notre peuple. Même si cela t'est désagréable et insupportable, nous devons le faire. Le convaincre de nous accorder le titre d'Âminêtre est notre seule et unique chance de récupérer la souveraineté de notre chère Tlaloc.

Jéro'bam détestait que son père lui parle humain. Comment un être aussi fier et noble pouvait-il tomber aussi bas ? Comment son espèce avait-elle pu, elle qui avait dominé le système de Solmanassé pendant des millénaires ? Il avait fallu qu'une nouvelle espèce provenant d'une étoile lointaine profite de l'apparition du regard et des vorticos pour semer le trouble dans la galaxie toute entière. Et pour soumettre les siens, au passage. Maudits humains ! Après des siècles de combats, les Ztekojs avaient fini par rendre les armes. Et bientôt, leurs alliés tomberaient aussi. La chute de Solmanassé n'avait été que le début. La Fédération venait de libérer Solphéra, et Soljamine était sur le point de céder à son tour. La guerre approchait de sa fin et la bannière verte et dorée flotterait bientôt sur les douze systèmes.

– Arrêtez de me parler dans cette langue, père ! Même s'ils nous ont soumis et nous ont imposé leurs règles, ce n'est pas une raison pour oublier qui nous sommes ! Des Ztekojs ! Nous avons notre façon de communiquer, notre culture et notre fierté ! Et... je ne comprends même pas pourquoi je vous réponds en utilisant ces mots infâmes qui me brulent la gorge et la bouche !

Si les lèvres de Jéro'bam étaient en effet chaudes et gercées, il n'en était pas de même pour son magnifique visage bleu gorgé de larmes. Tétanisé par la morsure violente des vents soufflant à la surface de Tlaloc, l'adolescent trahissait des émotions profondément enfouies. À chaque fois qu'il repensait à la défaite, il se revoyait des années plus tôt au milieu de l'océan en train de fuir les troupes ennemies avec sa sœur et Thé'ro, son meilleur ami avec qui il avait passé toute sa jeunesse et qu'il aimait comme un frère. Derrière eux, des hommes les poursuivaient avec un seul objectif : les exterminer. Simple vengeance pour une guerre qui n'avait que trop duré ? Barbarie sauvage de soldats en manque d'adrénaline ? Ordre donné par ceux d'en haut de commettre un génocide aussi violent qu'inutile afin de s'assurer une victoire totale ? Jéro'bam ne savait pas ce qui motivait ses adversaires, si ce n'était le goût du sang. Celui de sa sœur, peut-être encore plus que tout le reste. Lorsque l'enfant vit le corps rose de sa cadette se faire déchiqueter à quelques centimètres à peine de sa tête, ses yeux prirent une teinte améthyste. Cette réaction soudaine et inconnue provoqua chez lui une sensation de brulure qui déchira son âme. Pour la première fois de sa vie, il expérimentait le vrai pouvoir. Pas celui commun à toutes les espèces évoluées peuplant la galaxie et qui consistait à générer autour des organes sensoriels captant la lumière un champ de force protecteur d'un rayon d'un à dix mètres – la sphère focale – dans lequel était rendu possible la manipulation d'objets et de matière. Les humains appelaient cela « le Regard », et de son intensité dépendait beaucoup de choses. Jéro'bam avait appris à l'utiliser avant même de savoir nager. Là, alors que les morceaux de chair de sa sœur se faisaient gober sous son propre nez par quelques créatures affamées trop heureuses du festin gratuit qui s'offrait à elles, le jeune Ztekoj découvrit qu'il faisait partie des élus, ceux chez qui le regard était si profond que ses effets dépassaient l'entendement.

Il possédait un Regard « Particulier ». Un RP.

En transe, il finit par s'évanouir en laissant faire son corps. Quand il rouvrit les yeux, ses agresseurs avaient disparu et l'eau tout autour de lui s'était teintée d'un rouge proche de la couleur des entrailles de ces maudits humains. Et pourtant, cela n'avait servi à rien. Sur le moment, son ami Thé'ro l'avait simplement dévisagé comme un monstre, puis ne lui avait plus jamais adressé la parole. Sa sœur, elle, était morte et finissait de nourrir les poissons. Son peuple était vaincu et la défaite totale. Son grand-père rampait à genoux sur une ile à la surface devant le vingtième Aar'on, dit le Valeureux, maitre incontesté de la Fédération. Cet homme aux cheveux noirs, comme tous ses prédécesseurs, prouva surtout sa très faible valeur en faisant exécuter sur place les plus hauts dignitaires Ztekojs tout en subissant les caresses affectueuses et les baisers déplacés d'un jeune humain gourmand aux cheveux dorés. Ainsi se terminait une guerre et commençait la vie de honte de tout un peuple ayant perdu sa fierté au fond de l'océan.

Les chroniques de VojolaktaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant