4. Dans l'enfer de Preynokor

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Partout, les bombes. Nous arrivâmes sur Preynokor vers les six heures du matin. Ou sept. Ce qu'indiquait l'horloge n'avait aucune importance. Après tout, cela faisait des jours que nous n'arrivions plus à dormir. Dans notre groupe, les histoires nombreuses que les aînés nous racontaient nous glaçaient le sang. On s'était vraiment foutu dans un sacré merdier, et en la matière, j'y connaissais déjà quelque chose. Peu avant l'atterrissage, les regards se croisèrent. Nous savions tous pourquoi nous étions là. Nous connaissions tous notre mission. Nous devions vaincre, ou mourir. Nous étions prêts. L'enfer nous ouvrait ses portes, et nous, nous plongions de notre plein gré dans les flammes.

Pendant le trajet, j'avais sympathisé avec un de mes frères d'armes. Il s'appelait Charles. Charles n'était pas très causant. Comme moi, il n'en était pas à sa première bataille. Il avait déjà connu l'horreur. Pourtant, au fond de nous, on savait que celle-ci serait pire que toutes les autres. Profitant de notre dernier repas avant l'arrivée sur le front, nous discutâmes un peu. Charles avait laissé sa famille derrière lui. Il avait une petite fille, gentille et naïve. Toujours dans son portefeuille, il portait sa photo d'elle près du cœur. Il voulait qu'elle soit fière de son père. Moi, je lui racontais comment j'étais tombé là-dedans, un peu par hasard, parce qu'il le fallait. La paix m'avait fait plus de mal que la guerre. Une fois qu'on a goûté à ce monde, c'est pour la vie. Me battre était devenu mon existence. Il n'y avait pas de retour en arrière possible.

Dès les premières salves de balles, je retrouvai mes réflexes. Je tirais sur des cibles mouvantes et évitais de me faire moi-même faucher. Avec Charles, on formait un sacré duo. Ça, les rouges l'ont vite compris. Quand ils nous voyaient, ils détalaient comme des lapins. On aurait pu libérer Preynokor à nous deux, si on avait voulu. Entre lui et moi, c'était à la vie, à la mort. Il est parti en se prenant un tir qui m'était destiné. Écrasé, réduit en bouilli, son corps ne ressemblait plus à rien. Je n'ai jamais réussi à l'accepter. Ses derniers mots qu'il me transmit, agonisant, furent pour sa fille. « Tu lui diras que son père l'aime. » En parlant, il me donna sa chère photo, avec comme consigne de la rendre à la petite. C'était devenu ma mission, la seule qui comptait à mes yeux. Au diable mon pays, ma race et mon sang. Si je devais survivre, ce n'était pas pour que mon général plante son foutu drapeau en haut de la colline, c'était pour rentrer au pays fleurir la tombe d'un ami. Forcément, elle était vide. Son corps fut abandonné là. Mais son souvenir ne m'a jamais quitté.

Enfin, je n'eus pas le temps de respirer. Je devais me relever. Combien de temps dura cette horreur ? J'en sais trop rien. À un moment, les sens vous lâchent. Le jour, la nuit, tout cela n'a plus la moindre importance. Seul le combat compte, contre les autres, mais aussi contre soi-même.

Ici, un tireur embusqué, là une mine... La crasse, l'eau, la boue, le sang, la maladie, les corps sans vie, les hallucinations, la faim, cette putain de faim qui vous prend des tripes jusqu'à l'estomac et qui vous paralyse les jambes jusqu'à ce que vous ne les sentiez plus.... Et puis le bruit, aussi. Un bruit sourd et désagréable à vous exploser les tympans. Celui des obus qui vous tombaient dessus, qui vous rataient et qui tuaient vos amis, souvent.

Ce n'était pas une guerre comme les autres. Elle était plus violente, plus animale, plus bestiale. En face, parfois, on arrivait à voir le blanc des yeux de nos adversaires. C'était le signal pour tirer. Ils souffraient, autant que nous, et se battait pour leur cause. Ce genre de conflit ne peut malheureusement pas s'accompagner de compassion. On pouvait bien se croire hommes, pourtant, à un moment, il fallait l'admettre : même les nerfs les plus solides ne pouvaient que lâcher. J'ai pleuré.

Extrait tiré du journal intime d'un enfant-soldat au service de sa magnificence l'Aar'on

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Les chroniques de VojolaktaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant