III.

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Le lendemain, le ciel est gonflé de nuages sombres qui s'étendent de l'est à l'ouest, obscurcissent le village et menacent d'éclater à chaque instant. Reclus dans sa maison, penché sur la table de sa cuisine, JungKook fait les comptes.

Il y a un grondement, proche, massif, qui bouleverse et qui implose. Soudain, le tonnerre explose et la terre tremble.

Il entend le grondement de l'orage, voit les éclairs qui transpercent la masse opaque, sent presque sur sa peau les assauts du vent et de la pluie. Il ferme les yeux, inspire pour tenter de percevoir, malgré les volets clos, l'odeur humide de la terre froide, des feuilles tendres pliant sous les gouttes et la senteur froide de l'eau qui ruisselle contre les troncs.

Mais alors qu'une bribe de cette effluve lui parvient, des coups pressés brisent la quiétude de l'instant. Il se lève en grognant, traverse le salon et ouvre la porte en chêne abîmée. Devant lui se tient le lieutenant Kim, qui, se protégeant comme il le peut de la pluie, lui lance un sourire désolé.
Il reste immobile sur le seuil pendant une fraction de seconde, puis se décale et le laisse entrer. Le policier s'arrête dans l'entrée, et dit :

- Je suis désolé de vous déranger. J'étais retourné sur la scène de crime car un technicien disait avoir oublié quelque chose, mais l'orage m'a surpris, et comme le hangar était fermé, j'ai couru jusqu'à chez vous.
- C'est normal. Pas de problème. Café ?
- Volontiers.

JungKook remarque que le lieutenant n'est pas en uniforme, et que sa veste noire est trempée. Il lui demande s'il veut se sécher, et l'autre lui sourit, comme un accord silencieux. Il lui indique la salle de bain, puis attend qu'il soit monté à l'étage pour retourner dans la cuisine et faire du café. Il patiente en silence, debout, adossé au placard, jusqu'à ce qu'il entende les pas dans l'escalier.
Puis, il le guide dans le salon et se rassoit à sa place en déposant les tasses sur le zinc. Après quelques minutes d'un silence gêné, il ose demander :

- L'enquête avance ?
- Pas vraiment. Nous avons quelques pistes, mais c'est trop tôt pour savoir si c'est concret.

JungKook hoche la tête sans rien ajouter. Le café n'est pas très bon, pourtant il voit que l'autre finit sa tasse. Puis, il baisse à nouveau la tête et continue ce qu'il était en train de faire avant d'être perturbé. La pluie ne tarit pas.

Soudain, alors que le silence règne depuis plus d'une heure, le lieutenant dit :

- Pourquoi êtes-vous agriculteur ?

Il relève les yeux, voit qu'il le regarde, pose son stylo et s'enfonce dans sa chaise.

- Mon père l'était. Quand il a eu son accident, j'ai repris l'exploitation. J'aime cette terre. Ça me semble être deux raisons suffisantes.
- Qu'est-il arrivé à votre père ?
- Des cagettes lui sont tombées dessus. Il s'est évanoui et ne s'est plus jamais réveillé.
- Il est...
- Mort ? Non. Coma.
- Je suis désolé.

JungKook secoue la tête. Il a eu son lot de condoléances, même si son père est toujours physiquement vivant. Le regard triste de l'autre le force à changer de sujet, et il demande doucement en pliant le coin d'une feuille :

- Pourquoi la police ?

L'homme en face de lui se redresse contre son dossier, jette un regard vers la fenêtre, et dit, presque comme un murmure, comme s'il n'avait jamais exprimé ce qu'il pensait réellement à voix haute, et que dévoiler ces mots à cet inconnu éloignait les épines qui entouraient son cœur :

- C'est moins noble que vous. Le commissariat de mon quartier ouvrait ses portes au public au moment où j'étais en plein questionnement sur mon avenir professionnel. J'y suis allé. Six mois plus tard, poussé par ma famille, je passais le concours.
- Vous avez saisi une opportunité. C'est bien.

L'inspecteur Kim sourit, d'un rictus triste qui montre que s'il avait eu complètement le choix, il ne travaillerait pas avec des cadavres au milieu de la campagne impitoyable.

Dehors, la pluie se calme. Ils attendent ensemble jusqu'à ce qu'une éclaircie dévoile un bout de ciel bleu, puis le lieutenant se lève. JungKook le suit à la porte d'entrée, lui serre la main, et juste avant de partir, le policier lâche, la voix affaiblie par le vent qui se lève dehors :

- Je m'appelle TaeHyung. Je pense que c'est une bonne chose de vous le dire, vu que je connais déjà votre prénom.

JungKook trouve que c'est bien, et il le lui dit. Il pense aussi que c'est un joli nom, mais ça, il le garde pour lui. Le lieutenant repart, masse sombre noyée dans la verdure, et JungKook referme la porte lorsqu'il le voit monter dans sa voiture et que le claquement de la portière traverse le bruissement des feuilles.

Il pleut encore quelques heures plus tard, dans l'après-midi, mais plus personne ne toque à sa porte. La solitude est revenue. Elle revient toujours.  Il a une pensée, pendant qu'il mange son repas, à cet homme qui est mort. Puis, il décide de l'oublier, car ce sont des choses trop funestes. Il se lave, étend le linge humide, renifle l'odeur florale de la lessive, et s'allonge.

Pourtant, dans le noir, les yeux ouverts et le cœur serré, il haït la solitude, la rejette de tout son corps, de toute son âme, mais elle ne part pas. Et il est seul dans ses draps froids qui ne sentent rien d'autre que la triste odeur du vide.

Il ne voit pas le maire du village sortir de sa maison, traverser les rues sombres et entrer dans l'épicerie.

Il n'entend pas les hurlements d'un loup, caché dans la forêt.

Il ne se rend pas compte de la rondeur de la lune, de son éclat si fort et si intense.

Il ne prend pas le temps de la regarder, d'admirer l'éclat qu'elle projette sur les arbres.

Il ne sauve pas une enfant, qui court et dévale les racines, chute entre les pierres, puis se relève en pleurant.

Il ne se réveille pas lorsqu'elle meurt, silencieuse, la bouche encore béante d'un cri qui ne sortira jamais de sa gorge dévorée.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant