IX.

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Un matin, à l'aube, alors que JungKook est réveillé depuis quelques heures déjà et qu'il revient de sa promenade entre les arbres, il reçoit un appel. Le téléphone fixe n'a pas arrêté de sonner depuis la mort de son père, et il pense un instant qu'une autre âme éplorée vient lui présenter ses condoléances. Il songe aussi qu'il est las de tout ça, qu'il veut juste oublier, même si c'est seulement pour un instant, et qu'il peut bien laisser le téléphone sonner dans le vide sans que ça ne change la face du monde.

La sonnerie persiste.

Il décroche, persuadé de devoir affronter une vague de tristesse qui déferlera depuis l'autre bout du fil. Mais il entend soudain la voix de l'inspecteur Kim, chaude et rauque, qui lui demande s'il peut passer dans la journée. Il répond oui, bien sûr, il demande c'est pour l'enquête, l'inspecteur dit oui, j'arrive dans une heure, d'accord, l'échange est fini.

Il repose le téléphone sur le combiné, marche jusque dans sa cuisine, s'assoit, se relève, fait du café, se rassoit, attend. Trois quart d'heure plus tard, l'inspecteur boit son café amer et tiède. L'inspecteur Kim se tient droit, le menton haut, une main sur la cuisse et l'autre sur la table, le dos appuyé contre la chaise, et il regarde JungKook.

Quand il repose sa tasse vide, l'agriculteur l'interroge.

- Avez-vous trouvé quelque chose ?

TaeHyung hoche la tête, se baisse, sort la pochette, l'ouvre, étale les photographies sur la table. JungKook les regarde d'un bref coup d'œil avant de se détourner. Il croise les bras, s'appuie contre sa chaise et affronte l'inspecteur d'un regard qui dit je ne comprends pas où vous voulez en venir.

Alors, TaeHyung raconte tout. La découverte de la pochette, ce qu'il a trouvé à l'intérieur, le fait qu'une enquête similaire ait été menée bien des années auparavant, puis son départ en voiture, et la rencontre avec le monstre, parce qu'une bête de cette taille ne peut s'appeler autrement, et il voit JungKook frémir quand il évoque ses yeux rouges, ses yeux luisants, ces yeux qui lui semblent briller d'une intelligence hors-norme. Quand il se tait, JungKook demande :

- Pourquoi m'en parlez-vous ? Je suis heureux que vous le fassiez, mais je ne suis surement pas le mieux placé.

L'inspecteur se lève, se ressert du café, puis reste debout, face à l'agriculteur. Il répond :

- Prenez la pochette.

JungKook le fait. Il commence à lire la première page, mais TaeHyung le coupe. Il lui dit allez directement sur celle des suspects, puis il le regarde quand il saisit la feuille de ses longs doigts abîmés, attend qu'il la lise, qu'il relève les yeux vers lui, qu'il comprenne, qu'il dise tout s'emboîte, on a résolu le mystère, c'est là, la clé est là, mais JungKook parcourt la feuille deux fois et la repose sur la table.

- Je ne comprends toujours pas.
- Regardez mieux.
- Je l'ai déjà lu. Expliquez-moi.

TaeHyung se précipite sur sa chaise, attrape la feuille, la plaque sur la table, pointe du doigt un des suspects et lui dit regardez encore, ne voyez-vous rien ?

L'homme sur le papier glacé est encore jeune, porte une coupe en brosse et un uniforme d'instituteur. Il a le regard sévère et dur, les lèvres sèches et plissées, des grosses lunettes à montures qui encerclent ses yeux et une tâche de naissance qui s'étend sur la joue droite, juste sous son oreille. JungKook relève la tête. Il est pâle, il regarde TaeHyung, il hausse les sourcils, il dit :

- Mon père avait la même tâche de naissance. Mais vous le savez, pas vrai ?

TaeHyung hoche la tête.

- J'ai regardé dans votre registre familial. Vous ne saviez pas que votre grand-père avait vécu ici ?
- Je ne l'ai jamais connu. Mon père me disait qu'il n'était pas d'accord avec son mariage et que ça rompu leur relation. Il ne m'a jamais parlé de lui, ni de ma grand-mère. Il avait beaucoup de secrets, vous savez.
- Vous n'avez jamais cherché à savoir s'ils étaient encore vivants ?
- Si, bien sûr. Mais j'ai vite arrêté quand j'ai vu dans quelle colère ça le mettait. Dès que j'évoquais mes grands-parents, il se murait dans un silence sans faille, dont il ne sortait que pour m'insulter.
- Je suis désolé.
- Vous n'avez pas à l'être. C'est du passé, de toute façon.

TaeHyung pose sa main sur l'épaule de JungKook, et la serre doucement. Il ajoute je suis là si vous voulez parler, n'hésitez pas, et l'agriculteur sourit d'un sourire triste qui dit silencieusement merci. Puis l'inspecteur enlève sa main, se rassoit, et l'endeuillé dit :

- Mais quel est le rapport entre l'enquête actuelle et mes grands-parents ?

TaeHyung montre la photographie du doigt, fixe JungKook et lâche :

- Votre grand-père était suspecté, à l'époque. Mais comme l'enquête s'est arrêtée, il n'a jamais été déclaré coupable.
- Pourquoi l'enquête n'a pas abouti ?
- Manque de preuve.

JungKook  acquiesce. L'inspecteur continue.

- Celui qui était en charge de l'affaire a été rétrogradé et muté dans une autre ville à l'autre bout du pays. Je pense que les autorités locales ont fait pression pour étouffer les meurtres et que le procureur a cédé.
- Je vois. Qui était suspecté, à part mon grand-père ?
- Des habitants du village. Ils sont tous répertoriés ici. Une seule femme. Celle du boucher, qui avait été aperçue rôdant autour du cimetière la nuit et plusieurs fois.

TaeHyung lui montre aussi le portrait psychologique du poissonnier qui disait voir des bêtes énormes aux grandes mâchoires. Puis, il s'enfonce contre son dossier, le regard perdu au loin. JungKook voit des lueurs passer dans ses pupilles, et il lui demande à quoi il pense. L'inspecteur répond, sa paume ouverte frôlant la table :

- Ce que je vais dire n'est que pure hypothèse, mais admettons que le poissonnier ait raison.
- Que dites-vous ?
- J'ai vu cette bête, JungKook. De mes propres yeux. Et sobre. Elle aurait pu me tuer d'un seul geste. Et au fond de moi, j'ai la sensation qu'il s'agit d'un avertissement. Que cette bête nous montre qu'elle est là, tout près, qu'elle sait ce que nous faisons et qu'elle peut nous empêcher de creuser plus loin. Parce que cette enquête pue la merde, et la remue. Pensez-vous que la mort de votre père soit une coïncidence ?
- Mon père n'était pas un assassin !
- Non, je ne dis pas ça. Mais il aurait pu être témoin de certaines choses. Et je trouve que sa mort arrive un peu trop subitement. Mais ce ne sont que des hypothèses.

JungKook frémit, et ses bras se resserrent autour de son torse. Il secoue la tête, puis pose ses yeux sur la photographie qui traîne toujours sur la table. Sa voix est hachée et faible quand il demande à l'inspecteur de partir.

- Je vous crois peut-être, je ne sais pas. Mais c'est trop d'un coup. Rentrez chez vous. Revenez plus tard. Ça concerne mon père, j'ai besoin de réfléchir, vous comprenez ?

TaeHyung répond oui, je comprends, reposez-vous, prenez le temps qu'il vous faudra. Il y a un temps de silence où aucun des deux ne bouge, puis un froissement de tissu, quelques pas sur le carrelage, l'effleurement d'une poignée de porte, un arrêt, l'inspecteur dit merci de m'avoir écouté, je savais que je pouvais vous faire confiance, JungKook répond ce n'est rien, soyez prudent, un geste de la main, une porte qui se referme, le ronflement du moteur, la poussière qui se soulève dans l'allée, les pneus qui mordent le bitume chaud, qui dévalent la route, qui avalent les kilomètres, et cet homme courbé au dessus du volant, qui pense et qui pense encore, qui cherche et qui cherche encore la réponse à ses questions silencieuses, et qui se dit qu'au fond de tout, il y aura la vérité, aussi destructrice qu'elle peut l'être quand elle sort de la souffrance.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant