XIV.

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Les pavés brillent. Il a plu. La ruelle est sombre. Les nuages couvrent la lune. Il y a quelqu'un. C'est une ombre qui marche dans la ruelle. Le village dort. Le village n'entend pas. Le village ne sait pas. Le village ne saura jamais. Il y a une autre ombre dans la ruelle. C'est la nuit. Les pavés brillent. Et il y a un cri.






- Nous devons partir.

C'est JungKook qui l'a dit. TaeHyung, en face de lui, le regarde sans parler. Depuis bientôt trois semaines, ils ont tenté de retrouver la trace des enfants qui étaient dans le village au moment de l'enquête. La plupart était morts ou portés disparus, mais alors qu'ils commençaient à perdre espoir et à renoncer, cherchant encore malgré tout, ils ont trouvé une femme. Elle était vieille et fatiguée, mais elle était encore là. L'espoir était revenu ; ils s'enlacèrent tous les trois.

- Nous devons aller la voir, TaeHyung. Lui parler. Comprendre. Elle saura sûrement quelque chose.

C'est JungKook qui continue. Ils sont dans la cuisine, assis devant la table. Il sent sous sa paume la surface froide du zinc qui ronge et qui dévore, il voit la tâche sur le coin gauche, cette tâche noire qui persiste, elle semble dire je suis immortelle, j'étais là avant et je le serais toujours après, quoi que tu fasses, où que tu sois, je serais là, sur cette table toujours gelée. Mais il ne la regarde plus, maintenant ses yeux sont dans ceux de l'inspecteur, aucun ne cille, aucun ne parle, TaeHyung n'a toujours pas dit un mot, son index et son majeur sont posés contre ses lèvres, on dirait un tableau, ses yeux sont cernés, il ne dort plus, JungKook le sait parce que lui non plus, mais ce qu'il ne sait pas, c'est que TaeHyung a peur d'une frayeur viscérale qui persiste comme cette tâche noire, il a peur chez lui, il a peur dans la rue, il a peur au bureau, il a peur partout, soudain il sursaute ; JungKook s'est levé.

Il regarde son dos qui s'éloigne, sa tête qui se penche, ses mains blanches qui s'agrippent contre sa tasse, il la pose dans l'évier, ça fait un bruit de céramique, puis il y a un souffle, une expiration lasse, JungKook se retourne, dit parle-moi, espère, TaeHyung baisse la tête, expire dans un silence :

- D'accord.

Il y a un sourire, et derrière la vitre, l'automne les contemple.





Trois jours plus tard, dans une matinée sombre et grise, le train les dépose sur le quai. Une femme s'en va au devant d'eux, dévale les escaliers, ses talons résonnent contre le béton, deux adolescentes s'enlacent, l'une des deux pleure, un enfant geint, son père s'arrête, il murmure, ils repartent, et eux restent là, immobiles, et alors que le train disparait dans leur dos, ils sentent s'évaporer avec lui la peur de la bête et des nuits sans fin, à attendre, dans l'obscurité, l'aube et sa clarté, le soleil qui viendra balayer ses rêves de démons et de ténèbres, ces instants de silence vorace qui le gangrène, qui fait frémir sa peau et hurler son cœur.

Alors TaeHyung se retourne, le train est loin, ce n'est plus qu'un forme vague sur l'horizon, il se retourne, JungKook pose sa main sur son épaule, il dit allons-y, ils y vont, ils partent, ils descendent les escaliers, ils traversent le hall, il y a un clochard qui les regarde des ses yeux cerclés de rouges, il a le visage décharné, sa barbe a avalé ses joues, son corps est tordu dans un recoin, est-ce qu'il est encore humain ?, ses pupilles sont vides, c'est comme si la gare avait aspiré son âme, jour après jour, l'avait rendu immobile, stoïque, vide, creux, reclus et invisible, TaeHyung pense qu'il va s'enfoncer dans le mur et en plus jamais en ressortir, puis ils s'éloignent, le clochard les regarde toujours, et soudain un rayon de soleil traverse la vitre et vient l'éclairer, quelque chose brille, c'est une croix qu'il a dans la main et qu'il tient tendue vers eux.

Les portes s'ouvrent, l'air est froid, le soleil est parti, et dehors il n'y a plus que l'odeur sale de la ville et des vivants. Quelques voitures tournent sur le rond point, devant eux. Un tram s'arrête. Un vieil homme descend en s'agrippant à la porte. Ses cheveux luisent sur son crâne comme un halo béni. JungKook s'avance, appelle un taxi, tire son coude, effleure sa main, murmure elle est loin maintenant, regarde comme tout est paisible, on dirait un autre monde, il le regarde, son visage est beau, un taxi s'arrête, c'est une voiture grise rayée à l'avant, ils s'assoient sur la banquette arrière, JungKook parle, il demande :

- La maison de retraite, s'il vous plait.

L'homme répond vous y serez dans quarante minutes, y'a des bouchons sur le périph, c'est encore les travaux, vous devez pas le savoir mais ils refont les canalisations d'eau, parait que y'a des gens qui s'ont plaint, alors ça creuse de partout et ça ralentit toute la ville... TaeHyung n'écoute plus, il y a une ancienne chanson de jazz qui passe à la radio, ça grésille parfois puis la musique reprend sans que le chauffeur n'arrête de parler.





Le voisin est devant l'école. C'est bientôt la fin de la classe. Dans quelques jours ce sera les vacances. Les enfants bouillonnent. L'instituteur a déjà donné cinq punitions. C'est l'hiver. Les nuits sont longues. Il n'y a presque personne dehors parce qu'il fait trop froid. Le voisin est devant l'école. L'instituteur leur donne des devoirs. Les élèves rangent leurs cahiers. La sonnerie brise le silence. Ils sortent en courant. Le voisin les regarde sortir en souriant. Le voisin est devant l'école. Mais le voisin n'a pas d'enfant.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant