V.

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Le maire du village est un homme souriant, supportant du mieux qu'il le peut les tâches attribuées à sa fonction, et tentant de concilier tous les avis des habitants sans en froisser aucun. Cet attachement à recevoir l'avis de tout le monde lui a été reproché durant son premier mandat, mais il a géré le village avec tant de justesse et de paix que les sceptiques ont été confondus.

Il vit au cœur du village, à quelques pas du bâtiment de la mairie et passe chaque matin à pieds devant l'école primaire en adressant un signe de tête aux enseignantes. Si deux mots pouvaient le définir dans son entièreté, les villageois répondraient sans hésiter qu'il est aimable et généreux. Personne ne lui tient plus rigueur du choix regrettable d'avoir installé des toilettes sèches à l'office du tourisme, et chacun a oublié qu'il a refusé de marier le seul couple homosexuel que le village n'a jamais connu.
Il organise des concours de tartes, des tournois de belote, des après-midi au centre d'équitation du village voisin pour les enfants et est toujours à l'écoute des demandes de ses habitants.

Pourtant, ce jour-là, en passant les portes en bois de la mairie, le maire n'est pas d'aussi bonne humeur que d'habitude. La police est passée le voir, lui demandant de lui fournir des éléments pour l'enquête et d'y apporter toute sa contribution, mais il déteste savoir son village dans les journaux pour des choses aussi regrettables.

Il pense que c'est une très mauvaise publicité pour sa candidature à l'élection de novembre. S'il ne gère pas cette crise dans le plus grand des calmes, il pourra dire adieu à son troisième mandat. Il se pince les lèvres et entre dans son bureau. Il y trouve sa secrétaire, une femme ronde et grasse d'une cinquantaine d'années qui dépose des documents à côté de son ordinateur. Ils se saluent et elle lui rappelle que la famille de la petite fille défunte passera le lendemain dans l'après-midi.

- C'est de l'enterrement dont ils veulent parler.

Elle frémit en le disant, ce mot fatal, ce mot cruel, ce mot irréversible et elle se signe d'un geste anxieux. Puis, elle le regarde droit dans les yeux, d'un regard presque désespéré, et lâche dans un souffle :

- Le village a plus que jamais besoin de vous. Nous comptons tous sur vous, ne nous laissez pas. Vous n'abandonnerez pas, pas vrai ?

Il secoue la tête. Il répond que non, qu'il sera toujours là, qu'il l'attrapera, ce taré qui a fait ça, et qu'il pourra presque le tuer de ses mains. La femme se sent rassurée, et elle sort en entendant le téléphone qui sonne à l'autre bout du couloir, dans son bureau étroit et sans fenêtre. Le vieil homme inspire l'odeur de vieux papier, de poussière et de café froid, jette un regard aux trieurs qui s'alignent sur les hautes étagères, s'assoit sur la chaise qu'il a achetée trois ans auparavant, lorsqu'il souffrait des cervicales.

Il allume l'ordinateur, patiente en regardant l'écran de veille, soupire, puis se met au travail. Les visages de sa femme, de ses enfants et de sa petite-fille le fixent à travers la vitre du cadre de la photographie. Elle a été prise au mariage de son aîné, qui depuis était parti vivre en ville. Il pense qu'il devra l'appeler pour savoir comment va la petite.

A midi, il quitte la mairie et retrouve sa femme chez lui. Il mange rapidement, ne fait pas de commentaires sur la nourriture brûlée, sur sa mauvaise humeur ou sur son visage ravagé par l'alcool, repart une heure après en embrassant vite, trop vite, son front continuellement plissé, marche devant l'école où piaillent les enfants,  s'arrête au café, constate l'ambiance lourde et pesante qui y règne, le quitte en promettant de faire quelque chose, retourne dans le grand bâtiment à trois étages, y reste jusqu'à ce que le soleil se couche, rentre dans sa maison aux volets rouges, dîne en silence avec sa femme, puis monte dans sa chambre et éteint les lumières. Il aime la noirceur d'une nuit d'encre, les ténèbres qui envahissent tout, lorsqu'il ne voit plus rien d'autre que le maigre reflet argenté des meubles et du rayon de lune sur la vitre.

Cela fait cinq ans qu'ils font chambre à part, elle ne supportant plus de dormir avec lui en sachant qu'il l'a trompé avec cette femme plus jeune et plus belle et plus ferme et qui n'avait pas de rides et qui aurait pu être sa fille et quel salaud tu te rends compte ; et lui parce que son couple est sa façade publique, et que d'une certaine façon sa femme le tient, parce que s'ils divorcent pour cause d'adultère, sa réputation en prendra un coup, et il ne peut pas abandonner le village, c'est l'ambition de toute sa vie.

Il y est né, il y vit et il y mourra. C'est son destin, c'est écrit, c'est comme ça, et personne n'y trouve rien à redire. 

C'est donc ainsi, lui dans son lit froid, à penser à cette femme qui dort à côté et qui pourtant fait semblant, subsiste, n'apparaît pas souvent mais lorsque qu'elle sort, elle s'habille bien, porte du maquillage, des chaussures à talons, des bijoux, un sourire, parce qu'elle parade, parce qu'elle n'est qu'une vitrine de plastique, un objet qui fut beau et qui vieillit, et le voilà à penser à cette femme qui lui semble plus que jamais une étrangère, seul dans le noir, à regarder cette obscurité qui peu à peu l'engloutit.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant