X.

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Il est un peu moins de six heures du matin quand TaeHyung est réveillé par une sonnerie de téléphone. Il ouvre les yeux dans le noir, cherche à tâtons son cellulaire, et le trouve, noyé entre les vêtements au pied de son lit. Il décroche et une voix grésille :

- Il est là. Il demande à vous voir.

TaeHyung reste un instant silencieux, referme les yeux, fouille dans sa mémoire embrumée et soupire quand il se souvient. Il répond dites-lui que j'arrive, il ajoute j'y serais dans quarante minutes, merci d'avoir veillé, oui bonne nuit, et il se lève. Il s'accroche au mur, se traîne dans sa salle de bain, se douche, regarde pendant quelques secondes ses joues mal rasées et ses yeux rougis, se souvient qu'il a pleuré cette nuit, sanglotant seul comme un enfant qui a peur du noir, puis sort, éteint la lumière, fuyant en avant, essayant de faire face, de lutter contre les souvenirs de sa peau, de son parfum, de ses lèvres.

Aujourd'hui est le jour leur anniversaire de mariage.

Il ne se permet pas de penser à ce que leur futur aurait pu être -aurait être- si elle avait été là, tandis que les mains serrées sur le volant, il se rend au commissariat, seul et les yeux encore humides, dans sa voiture égarée dans la nuit.

Le veilleur de nuit lui ouvre la porte. TaeHyung le salue et demande aussitôt :
- Où est-il ?
- Dans votre bureau.

Le veilleur lui fait un signe de la main, et désormais celui qui n'est plus TaeHyung mais l'inspecteur Kim le lui rend. Puis, il traverse les couloirs, passe devant la machine à café, pense qu'il en prendra un plus tard, s'il a le temps, est-ce qu'elle aimait le café, il secoue la tête.

La porte en bois de son bureau lui paraît soudain immensément lointaine. Il attrape la poignée d'une main fébrile, expire, bombe le torse, regarde droit devant lui, et ouvre le battant sans ciller.

L'homme est dos à lui. Il se tient droit, les mains posées sur la table. Il ne se retourne pas. Il ne bouge pas. Pourtant, une voix rauque et dure traverse la pièce.

- Bonjour, Inspecteur.

TaeHyung retient un frisson, lâche la poignée qu'il tient toujours dans sa main, constate qu'il s'y agrippe avec tant de force que ses phalanges sont blanches, marche jusqu'à son bureau, s'assoit en face de l'homme, et alors, à cet instant, lève inévitablement les yeux vers lui. Trois cicatrices d'une dizaine de centimètres barrent sa joue gauche et font tomber son œil d'une telle sorte qu'il semble toujours regarder la gorge de son interlocuteur. Elles sont rougeâtres, boursouflées, et terriblement laides. Il sent une sueur glacée descendre dans son dos et rouler entre ses omoplates. Ses yeux ne s'écarquillent qu'une minuscule seconde, pourtant l'homme en face de lui ricane. Il lance sur lui un regard froid, et dit avec un rictus au bord des lèvres :

- Vous le saviez, pour ça, mais elle surprend toujours, pas vrai ? Même moi, j'ai parfois du mal à m'y habituer.

L'inspecteur s'essaie à un sourire, mais il a la sensation lancinante et désagréable que l'homme peut lire à travers lui, démasquer chacune de ses émotions, de ses pensées, avant même que lui-même ne les envisage. Il baisse les yeux et se déteste de ne pas arriver à soutenir son regard. Il murmure :

- J'ai été surpris.
- Je ne vous en tiens pas rigueur, rassurez-vous. La répulsion est une réaction tout à fait naturelle.

Il n'insiste pas. Ses yeux se posent sur ses mains jointes qui reposent contre le bois. Quelque chose ne va pas sur ses mains, mais TaeHyung ne parvient pas à savoir quoi. Lui qui d'habitude repère d'un simple coup d'œil les anomalies d'un individu, il reste là, à contempler les doigts serrés de l'autre sans pouvoir s'en détacher.


A une vingtaine de kilomètre de là, dans une maison à l'écart d'un verger, un jeune agriculteur entre dans la chambre de son défunt père.

Le silence devient trop pesant. Il constate que rester dans son bureau n'apporte rien de plus, puisque l'homme est venu avec les formulaires d'embauches déjà signés par le procureur. L'inspecteur lit la lettre de recommandation que lui adresse son supérieur et pose sur l'autre un regard en biais. En le voyant, l'homme déclare en haussant les épaules :

- Votre affaire est un cas grave qui nécessite un travail sérieux. Monsieur le procureur a décidé que je pouvais utiliser mes talents pour vous aider sur cette enquête. Je pense que mon CV est suffisant pour constater que j'ai fait mes preuves, n'est-ce pas ?
- Je ne peux aller contre la décision d'un supérieur. S'il juge que vous nous serez utile, alors c'est d'accord. Bienvenue.

Ils se serrent la main. Celle de l'homme est froide et molle. TaeHyung essuie imperceptiblement sa paume sur son pantalon quand il se rassoit. L'homme hoche la tête quand TaeHyung lui demande s'il veut voir la morgue. Il le regarde tranquillement se lever, puis le suit. Durant le trajet qui les emmène au sous-sol, l'inspecteur lâche :

- J'espère que notre morgue vous plaira. Après tout, c'est votre lieu de travail, Docteur Shin.
- Je m'adapte à mon environnement, inspecteur Kim. Ça contribue à ma renommée.

TaeHyung le trouve arrogant et imbu de lui-même. Il n'aime pas les gens qui se reposent sur leurs acquis et qui estiment que tout leur est du. Ils tournent à gauche, passent devant la salle des archives et arrivent au fond du couloir. L'inspecteur sort sa clé, ouvre la porte de la morgue dans un tintement et expire pour ne pas sentir l'odeur de fer qu'a le sang séché. A l'inverse de lui, le Docteur Shin  inspire à plein poumon et pour la première fois depuis qu'il est arrivé, un sourire vrai traverse ses lèvres. TaeHyung trouve que ce sourire a quelque chose de malsain. Puis, il se fait la réflexion que tout chez cet homme est morbide et dérangeant. Même ses mains.

Il lui intime de faire comme chez lui, et le docteur s'avance pour sortir les corps de leurs caissons réfrigérés. Il lâche une exclamation de surprise quand il voit les blessures sur le corps de la jeune fille retrouvée dans la forêt.

L'inspecteur le regarde admirer les corps, tâter du bout du doigt leurs plaies craquelées, observer avec avidité leurs peaux meurtries, puis lui demande :

- Pourquoi venez-vous, docteur ?
- Je vous l'ai dit. Le procureur m'a jugé utile...
- La vraie raison. Je sais que le procureur et vous entretenez une relation amicale et qu'il a été aisé pour vous de venir ici. Ce que je veux savoir, c'est dans quel but. Pourquoi cette affaire en particulier ? La capitale regorge de crimes plus intéressants.

Shin se suspend au dessus d'un des corps, et tourne la tête lentement. Seul son cou bouge, et ainsi, le corps penché comme un charognard sur une carcasse, il paraît étrangement dangereux. Il regarde l'inspecteur droit dans les yeux en répondant :

- Croyez-vous que ma cicatrice est arrivée là par hasard ? Je sais qu'elle contribue à ma réputation, mais regardez combien les gens la trouvent repoussante ! On n'a jamais retrouvé celui qui m'a fait ça. Parce que s'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que même si ce sont des griffes d'animal qui m'ont fait ça, le coupable était humain. Et je le retrouverai.
Quel qu'en soit le prix.

Et tandis que l'inspecteur Kim brûle sous les flammes qui dansent dans les yeux du docteur, un jeune agriculteur trouve dans la chambre de son défunt père une photographie d'un jeune enfant au visage lacéré de trois griffures.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant