VI.

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Le lieutenant Kim TaeHyung vit en ville, à trente minutes en voiture du village dans lequel se commettent les meurtres. Il habite dans un petit appartement avec vue sur un parc où courent parfois les enfants, quand il fait beau et que les rayons du soleil inondent la cour de l'immeuble. Il n'a pas vraiment besoin de beaucoup d'espace, parce qu'il vit seul et qu'il compte le rester. La seule femme qu'il n'ait jamais sincèrement et entièrement aimée était partie sans un mot, sans un geste. Il était rentré du travail, alors employé dans le commissariat de la ville, pour trouver leur appartement vidé de ses affaires, de sa présence, de son amour et de son odeur.
Il avait couru dans la rue, avait foncé à la gare, le cœur battant, au bord du gouffre, était resté plus longtemps chaque nuit au bureau pour la retrouver, pour comprendre, peut-être par déni aussi, parce qu'il ne voulait pas, ne pouvait pas accepter que tout l'amour qu'il avait pour elle était désormais réduit à néant. Mais elle était de ces gens doués pour disparaître, des fantômes, des mirages, qui emportent avec eux bien plus que des souvenirs.

Depuis, il ne s'est plus jamais remis en couple.

L'été d'après la disparition de cette femme que plus personne ne nomme, sa sœur est morte. Cancer du sein. Trois mots et c'est fini. Il ne souvient plus que de son visage rongé par la maladie, de ses yeux vides, de ses yeux presque déjà morts, de ses yeux de mourante, de ses mains crevassées, blanches, fébriles, et de son crâne nu, de son visage décharné, où la peau tachetée semblait elle-même vouloir fuir ce corps qui ne tiendrait pas longtemps.
Les funérailles ont eut lieu un jour d'octobre. Le prêtre ne connaissait pas sa sœur, et il osait parler en nom du Seigneur qui l'a laissé mourir. Il était parti avant la fin de la cérémonie, sans se retourner. Cette mascarade n'était pas sa sœur. Elle n'aurait pas voulu ça, il le savait.

Ses parents avaient crié, lui disant que son acte était immoral et qu'il L'avait offensé. Mais il ne regrettait pas. Ce qu'il avait fait, il l'avait fait pour elle, et ses parents le traitèrent de fou.
Il ne les revit plus jamais vivants. Ses parents moururent comme tant de gens, le soir du 31 décembre, alors qu'il avait neigé et que la route était glissante. Son père conduisait. Ils étaient ivres, et aucun des deux n'a vu le tronc de l'arbre jusqu'à ce qu'il démolisse le capot de la voiture. Quelques secondes, une pluie de flocons, un râle de douleur, des larmes, et tout s'éteignait.

Il était désormais seul.

La mort de ses parents lui apporta beaucoup de regrets. Ils s'étaient toujours violemment discutés, mais ils s'aimaient et se portaient à tous une affection sincère. Mais il n'avait pas eu le temps de leur dire, et encore aujourd'hui, il aurait aimé pouvoir les serrer dans ses bras une dernière fois.

Alors qu'il part pour se rendre au village, le maire et l'agriculteur devant se présenter aujourd'hui au commissariat, il voit le fils de la voisine, un petit garçon brun aux grands yeux écarquillés, tomber du haut du petit toboggan que la propriétaire a fait installer il y a deux ans. Il n'entend pas ses pleurs, regarde seulement sa bouche ouverte, ses yeux fermés baignés de larmes et le tressautement de sa poitrine, puis l'arrivée inquiète de la mère, ses gestes tendres, ses baisers sur le haut du crâne, sa voix douce et rassurante, les cris qui s'arrêtent, un regard fatigué, une étreinte, un silence, une proposition, on remonte, une réponse, d'accord, un chocolat chaud et on fait la sieste, oui maman ; il détourne les yeux, s'éloigne de la fenêtre, disparaît de leur vie sans y être entré. 

Son cœur se serre lorsqu'il entre dans l'ascenseur, qu'il voit son reflet fatigué, ses cernes grisâtres, son teint pâle et sa tristesse, puis il cligne des paupières et tout disparaît. Il a une enquête, il a des suspects, il doit y aller.
L'ascenseur descend dans un grincement. Dehors, l'air est chaud. Bientôt, les grandes chaleurs arriveront, avec la transpiration, la moiteur de la pollution et la puanteur qui dégouline des gens comme de l'eau. Il monte dans sa voiture, prend la départementale et se noie dans la campagne.


Le maire est déjà là, assis et patient sur les fauteuils délavés de la salle d'attente. Il le regarde entrer, se lève, le suit dans son bureau, s'assoit en face de lui, pose sa pochette sur le bois éraflé, attend encore qu'il s'installe, prenne la pochette, l'ouvre, la lise, se rende compte de son travail, que ça lui avait coûté de soumettre ainsi ses habitants à cette suspicion négative, combien il a fait fait du bon travail, vous trouvez que c'est bien fait, pas vrai ? dites-le moi, pensez-le et remerciez-moi, il contracte sa mâchoire encore plus fort, les veines de son cou tressautent contre sa peau flasque, il se tait, il s'ordonne de se taire ; soudain l'inspecteur la décachette, la lit, le fixe dans les yeux, se redresse, alors la porte s'ouvre et JungKook apparaît.
Il les salue, un instant de flottement, puis TaeHyung dit :

- Merci de votre collaboration, monsieur le maire. Vous pouvez rentrer chez vous, nous vous tiendrons informé de la suite de l'enquête.

Le vieil homme acquiesce, disparait dans le couloir dans un souffle. Le lieutenant demande à JungKook de le suivre, ils longent les murs dans un dédale de couloirs, puis ils arrivent dans une pièce sans fenêtre et avec un miroir d'étain. Il s'assoient, c'est silencieux, tout est calme.
Le suspect présumé se penche en avant, pose ses coudes sur la table, joint ses mains, demande :
- Est-ce que vous avez identifié la première victime ?

TaeHyung fait oui, ils savent qui c'est.

- Il était banquier dans la capitale, c'est pour ça que ça a pris du temps de l'identifier, comme il n'était pas d'ici. Il passait ses vacances au camping qui longe la nationale avec sa fille. Mais malheureusement, sa vie s'est finie ici.

JungKook reste silencieux pendant quelques secondes. Puis le lieutenant commence son interrogatoire, rigoureux et appliqué. Il lui demande où étiez-vous la nuit des meurtres, chez moi je vis seul, non je ne voulais pas de mal à ses personnes, je ne les connaissais même pas, non je n'ai pas d'accès de violence, je vous donne mon carnet médical si vous voulez, un sourire de l'interrogateur, ça va merci, est-ce que des gens en leur en voulaient dans le village, je sais pas, peut-être, demandez-leur.

Soudain, quelqu'un entre dans la pièce. C'est un stagiaire qui porte encore la marque de la puberté en crevasses sur ses joues ; il dit :

- L'hôpital a appelé, monsieur Jeon doit y aller, c'est pour son père.

JungKook s'est relevé d'un coup, ses muscles actionnés par l'appréhension sourde que quelque chose de grave est arrivé et qu'il faut faire vite. Le stagiaire est reparti et l'agriculteur court déjà dans le couloir, il doit se dépêcher, bouger plus vite, il n'aura pas le temps de passer à l'exploitation, c'est pas grave, il a ses employés, il doit aller plus vite, prendre la voiture, couper par les champs s'il le faut, courir sur le bitume, il doit prendre le périphérique, non, il y aura trop de monde, alors la route annexe, oui il doit prendre celle-là, puis il ira dans l'hôpital, il entrera dans le hall, il doit éviter l'ascenseur, il y a toujours du monde, il doit fuir la foule, l'esquiver, c'est une course poursuite, il le sent dans ses veines, il le sent dans ses muscles, il le sent dans son corps tout entier, il doit passer par l'escalier, il doit monter vite, il doit calculer les marches, il doit 

L'inspecteur le rattrape, lui dit vous n'avez pas besoin de revenir, soyez prudent, puis il pose sa main sur son épaule, sent les muscles qui bougent sous la peau, le regarde s'élancer sur le parking, le rappelant lui quand la police l'a appelé pour lui annoncer qu'il était orphelin.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant