XVII.

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Lorsqu'ils arrivent au village, des voitures sillonnent les champs et les bas-côtés. Tous les habitants des villages alentours semblent être venus voir, jeter un œil, et essayer d'apercevoir, entre deux épaules, le corps ravagé de la femme qui est posé sur le perron de la mairie. JungKook et TaeHyung se frayent un chemin en grognant à travers la foule de badauds, et quand ils parviennent à la frontière entre les habitants et les policiers, leur peau frémit, leurs yeux tressautent, ils deviennent pâles, JungKook détourne la tête, il a la nausée soudain, TaeHyung a les yeux rivés dessus, déjà il est redevenu l'inspecteur Kim, et si la femme a un jour été humaine, elle ne représente pour lui rien de plus qu'un tas d'indices et de preuves.

La lune brille sur les pavés. La pluie a creusé des rigoles dans les rues. Il n'y a qu'une ombre. C'est un enfant qui s'enfonce dans la nuit. Il y a un bruit. C'est une voix. Elle est douce et suave. L'enfant marche vers elle. La lune éclaire son sourire. La voix lui dit de ne pas faire de bruit, que personne ne doit les entendre s'il veut voir son endroit secret. L'enfant demande si c'est loin. La voix ne répond pas. Sous leurs pieds, l'eau coule, imperturbable.

- Passez par là, Inspecteur. 

- Merci. JungKook, suis-moi.

Le policier soulève le cordon qui tient les habitants à l'écart, puis entraine les deux hommes vers le corps. JungKook est incapable de le regarder, et ses yeux balayent la foule qui se tient dans son dos. Il ne voit pas le maire, pourtant les bénévoles sont là. Certains pleurent, mais la plupart ont les yeux agrandis par l'effroi et le visage livide. 

- On a mis son mari à l'intérieur. Il était en état de choc. Une équipe s'occupe de lui en attendant qu'il recouvre ses esprits. Vous pourrez l'interroger ensuite.

- Depuis quand est-ce qu'elle est là ?

- Ça va faire trois heures.

- Pourquoi ne l'avez-vous pas déplacée ? Le labo a besoin du corps rapidement.

- On vous attendait.

Le policier l'a dit en haussant les épaules, comme une vérité absolue et incontestable. TaeHyung a secoué la tête et s'est accroupi près de la femme. Sa jambe droite était tordue dans l'autre sens, et son genou avait cédé. Un bout d'os rompu pendait vers le sol, tandis que ses tendons étaient déchirés et luisaient de sang séché. Des traces de griffures longeaient ses cuisses, les abords de son sexe, elle était presque nue et la peau blanche était couverte d'hématomes, puis son ventre venait, ouvert, écartelé, ses entrailles remuées qui se déversaient comme un long torrent des deux côtés, ses deux seins vieillis et fripés par le temps retombaient vers le sol, ses mamelons étaient tranchés et l'un des deux, encore rattaché à l'entièreté du sein, glissait dans une flaque de sang. Sa gorge enfin, presque séparée de son corps, reliée seulement au reste par la carotide, entaillée, offerte et prise, où l'on y avait assouvi les désirs les plus violents, comme si le corps n'était finalement qu'un avant-goût, et que la vraie représentation se jouait ici, sur ce coup violacé et rougeâtre.

TaeHyung a enfilé des gants, a effleuré du bout du doigt les chairs atrophiés, a murmuré faiblement c'est d'une barbarie sans nom, JungKook a entendu, et, la tête toujours tournée dans l'autre sens, a dit c'est la Bête, ça n'est pas l'œuvre d'un humain, regarde toute cette violence, TaeHyung s'est relevé, il a contemplé la femme dans son ensemble, de ses cheveux arrachés à ses pieds en sang, il a lâché sans en prendre conscience un humain peut faire ça, JungKook a dit quoi ?, mais il avait entendu, alors TaeHyung a relevé vers lui des yeux sombres, des yeux qui avaient vu dans ce monde les plus inavouables aspects de la nature humaine, et il a répété un humain a fait ça parce que la colère, JungKook, la colère d'un humain transforme tout en chaos.

Alors un vent violent s'est levé, un vent d'ouest qui semblait vouloir laver cette rage, emporter cette haine, libérer le monde de la mort, et JungKook a frissonné si fort que ses mains ont tremblé, soudain TaeHyung part, il entre dans le bâtiment, son visage est si sombre que c'est comme si les ténèbres l'avaient crée elles-mêmes, il ne court pas pourtant il marche si vite, il traverse un couloir, JungKook le suit, il voit son dos, la courbe serrée de sa mâchoire, la tension dans ses épaules, cet homme lui fait peur, il ralentit un peu, TaeHyung ne s'en rend pas compte, il n'a plus le temps de penser à lui, maintenant c'est l'enquête d'abord, lui ensuite, peut-être, s'il a le temps, JungKook s'arrête complètement, TaeHyung disparait dans un couloir, et le silence l'écrase.

Le temps s'arrête, il est seul, les images du cadavre lui revienne, il a déjà croisé cette femme plusieurs fois, quand elle rodait sur le marché, poupée d'or et d'argent qui déambule entre les étalages de poissons et de fromage, elle lui souriait toujours, parfois elle venait, demandait d'une voix craquelée un demi-kilo de pomme, c'est pour mon mari vous comprenez, il dit que mes tartes aux pommes sont les meilleures, alors je lui en fais, vous connaissez ça ?, JungKook souriait alors lui aussi, d'un petit sourire réservé et timide, il disait non pas vraiment, alors elle prenait son sac en plastique, ses ongles étaient toujours peints, elle répondait je vous le souhaite mon petit, et elle partait, légère, disparaissait entre deux stands, ne se retournait jamais.

Et désormais elle est là, étendue sur le perron, morte et décédée.

C'est à cause de ces souvenirs-là que JungKook mettra du temps à entendre les cris. Lorsqu'il réagira, commencera à courir dans les couloirs, à ouvrir chaque porte jusqu'à trouver la salle, à se prendre les angles des murs, le souffle effréné, le cœur en miette, la tête oubliée, lorsqu'il arrivera devant la porte fermée, qu'il l'ouvrira de ses doigts tremblants, et que le battant révélera TaeHyung, le visage grave, les yeux noirs, et le maire du village, les traits distordus par une haine infinie, alors une étincelle, tout au fond, à l'arrière de son crâne, créera une connexion infime qui sera celle de la vérité.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant