I.

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Août, 1985.

Chaque mardi, à l'aube, JungKook prend ses clés de voiture, ferme sa maison à double tour, enveloppe d'un regard tendre son verger, fait silencieusement la liste de chose qu'il doit faire dans la journée, se promet de revenir -puisqu'il n'a personne d'autre à qui le promettre -, monte dans sa vieille camionnette grisâtre et part pour la ville.

Et comme chaque fois qu'il s'y rend, il peste contre les gens, les embouteillages, les odeurs, les bruits, contre la ville elle-même, dans son industrialisme et sa démesure. Puis, il gare son vieux véhicule sur le parking de l'hôpital, patiente en enlevant la terre qui s'est logée sous ses ongles, relève la tête quand on l'appelle, ne sourit pas, entre seulement dans la chambre de son père et s'asseoit sur l'unique fauteuil de la pièce claire.

Le vieil homme est là, pâle, chétif, maladif. Les yeux fermés, la respiration paisible et les bras posés doucement le long de son corps, il dort depuis bientôt huit ans.
JungKook le fixe pendant un moment, impassible, contemplant ses rides et ses joues creusées.

Le ciel est dégagé. La récolte va être bonne, cette année. Les arbres donnent beaucoup, et donnent bien. Il lui dit tout ça sans hausser la voix. Il ajoute que la fille de l'épicière s'est mariée avec le cadet des fils du boucher. Il imagine son père sourire, et se moquer de cette fille parce qu'elle a des grandes dents. Mais l'alité ne bouge pas, alors JungKook arrête de parler.

Les premiers mois, les médecins avaient été confiants. Ils lui avaient affirmé que c'était un homme vigoureux, et qu'il s'en sortirait. Mais sa situation n'avait pas évolué, et après plusieurs années passées dans l'hôpital, tous avaient perdu espoir.

Mais en plus, JungKook avait perdu son père.

Il se lève de sa chaise, effleure la main froide qui traîne au milieu des draps rêches, le salue, lui dit qu'il sera là la semaine prochaine, et sort. Les couloirs sont vides, le hall aussi. Il part sans regarder le grand immeuble qui transperce le ciel, retourne dans sa voiture, allume le contact ; disparaît de cette ville laide et oppressante sans un regret.

Il se détend seulement quand, en tenue de travail et les mains recouvertes de terre, il plante les jeunes arbres fruitiers qui serviront pour la prochaine récolte. Les effluves chaudes de la terre lui parviennent par vague, et il les inspire à grandes goulées pour s'en imprégner jusqu'au fond de son cœur. Les troncs fins et noueux, les feuilles tendres et vertes, les bourgeons minuscules et fragiles rendent le verger tel une mer végétale, qui ondule dans le vent et frémit de partout. 

Alors enfin, quand il est éreinté sur tout son corps, que ses yeux se ferment sans cesse, qu'il n'a plus l'énergie de les retenir et qu'il sent dans son âme la satisfaction du travail bien fait, il s'autorise à rentrer dans sa vieille maison aux volets bleus. Le soleil se couche après lui, l'enveloppant dans son étreinte nuptiale et le berce aux heures sombres de la nuit.

Il dort d'un sommeil lourd, qu'aucun bruit n'aurait pu entraver, et se réveille aux aurores.

Les jours où il ne va pas voir son père, il déjeune devant le lever du soleil, admire les éclats de ses rayons sur les arbres sans cesser de s'en émerveiller, s'occupe de son verger, puisque c'était la seule chose qui demeure dans sa vie, récolte les fruits quand ils sont mûrs, les trie, et les vend sur le marché du jeudi et du vendredi.
Il paye ses trois employés à un prix juste, mais ne sympathise pas pour autant. Ils sont collègues, pas amis ; et tous respectent cette barrière implicite d'un commun accord.

Il ne vit ni dans l'or ni dans l'opulence, mais dans la pauvreté humble de ceux qui se complaisent sans rien de plus que ce que la terre a à offrir.

JungKook n'est pas non plus de ceux qui ont des grandes préoccupations sur la condition des Hommes au sein de l'Univers, de l'évolution de la femme dans le monde moderne ou de comment les grandes passions dévastent des familles. Il pense pratique, a la décision juste et le choix rapide, sans se charger à outrance des réflexions que d'autres pourraient avoir dans sa situation. Certains disent qu'il est rustre, d'autre marginal, mais personne ne comprend complètement son détachement pour la société.

Cela lui importe peu. Il est seul, il est bien.

C'est ainsi chaque jour, et les années se déroulent dans l'ordre naturel et préconçu des choses, sans crainte, sans bouleversement, sans grand incident majeur.



Jusqu'à ce qu'un jour, le cantonnier du village vienne le trouver. Des marcheurs sont passés près de son exploitation et ont senti une odeur si nauséabonde qu'ils l'ont signalé à la mairie. JungKook le remercie, le congédie en promettant d'explorer le verger pour dénicher l'odeur, et promet de le rappeler s'il s'agit d'un quelconque animal mort.

Comme l'odeur ne lui parvient pas encore et que les arbres s'étendent sur quelques hectares, il se décide à commencer les recherches un autre jour. C'est mercredi quand le cantonnier lui a annoncé. Il remet sa fouille au lundi d'après.

Ce jour-là, il part plus tôt que d'habitude. Le cantonnier lui a dit que les marcheurs venaient du nord, alors il explore là-bas en premier. Il n'espère pas grand-chose. Ses employés ne lui ont rien signalé, et eux non plus n'ont pas senti d'odeur putride. Peut-être quelques rats crevés qui se sont faits attraper par un animal sauvage.

Il quadrille le terrain depuis plusieurs heures, luisant de sueur sous le soleil de midi, quand une nuée de mouche virevoltante l'attire plus à l'est. Il marche entre les troncs pendant quelques minutes avant que le nuage sombre se précise.

Alors, le sens du vent change brusquement, et il reçoit une bouffée d'une puanteur rance, qui sent la moisissure, la putréfaction et l'eau croupie. JungKook enfonce son visage dans son tee-shirt, et l'odeur de sa sueur âcre lui parait un parfum presque agréable. Il s'avance, dorénavant inquiet que quelque chose trouble plus longtemps la quiétude de son exploitation.

D'abord, il ne voit rien. La nuée de mouches est toujours là, tourbillonnant autour de lui, et l'odeur aussi, l'enveloppant de sa répugnance.

Il s'approche au cœur du nuage, pour y découvrir, au pied d'un arbre, un corps dont il ne reste que des lambeaux de peau putréfiée et des os brisés.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant